Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Valéry (Paul) (suite)

L’intellect combat sans relâche les débordements trompeurs des passions, des sentiments : « L’intellect est une tentative de s’éduquer en vue d’empêcher les effets de déborder infiniment des causes. » « Tous nos orages affectifs font une énorme dissipation d’énergie et s’accompagnent d’une confusion extrême des valeurs et des fonctions. » Il s’agit de se rendre maître de cette confusion qui régit le cheminement de la conscience, de « dominer non point l’esprit des autres mais le sien propre ; en connaître le fonctionnement, s’en rendre maître afin d’en disposer à son gré » (Gide). Mais ne pas se laisser aller au flux des sentiments ou des passions ne signifie pas nécessairement qu’il faille imposer une autorité, qui, elle aussi, peut être trompeuse. Valéry propose une conduite qui n’est ni celle du relâchement, ni celle de l’autorité systématique, mais celle de l’attention, de la patience aux choses et à soi, de l’écoute permanente et lucide. Il prône le temps de « la maturation, de la classification, de l’ordre, de la perfection », qui se découvrent nécessairement si l’on écarte les faux-semblants, à partir d’ailleurs d’une contrainte justement dosée : « Il faut se soumettre à une certaine contrainte : pouvoir la supporter ; durer dans une attitude forcée pour donner aux éléments de pensée qui sont en présence ou en charge, la liberté d’obéir à leurs affinités, le temps de se joindre, de se construire et de s’imposer à la conscience et de lui imposer je ne sais, quelle certitude. » Contrainte et liberté, Apollon et Dionysos s’affrontent sans que jamais l’un cède à l’autre. Avec cette rigueur de tout instant, Valéry ne risque pas de s’égarer dans l’enthousiasme et quand bien même serait-il celui de l’intellect. Quant à la passion amoureuse, elle est, par excellence, l’accident désastreux de l’esprit : « Aimer : disposer intérieurement — donc entièrement — de quelqu’un pour satisfaire un besoin imaginaire et, par conséquent, pour exciter un besoin généralisé. » Valéry ne fut jamais dupe de cette « folie » qui le guette, et, si folie il y a, c’est encore celle de l’intellect : « Je sens ma folie à travers ma raison [...]. Mais c’est non ma folie mais celle des choses, de la réalité [...] dans toute sa puissante inexplicabilité essentielle. » Il s’agit d’en rendre compte sans la dénaturer, de doser sa part de rêve et sa part de réalité, que les hommes insatisfaits y ont placées sans même s’en rendre compte. Non content de tenter de dire en permanence « la prise de conscience de la conscience », Valéry fut en même temps un constructeur, plus précisément un architecte d’une « méthode » (et non pas d’un système) comme moyen d’investigation. En cette matière, Léonard de Vinci fut son modèle. N’a-t-il pas le premier allié d’une manière remarquable l’esprit scientifique et l’esprit artistique, l’un étant inséparable de l’autre ?


L’écriture comme architecture infinie

L’un et l’autre sont en effet un moyen pour parvenir à un objet dans la plus haute perfection. Dans Eupalinos ou l’Architecte, il retrouve le problème déjà posé dans l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, qu’il examina. Il lui importe de saisir le chemin de labyrinthe aussi bien extérieur qu’intérieur, des méandres de la conscience, de saisir le cheminement qui va de l’observation à l’expression. « Comment connais-tu » est le problème essentiel qu’il se pose. Eupalinos est l’architecte parfait qui n’oublie aucun détail et qui, en plus de la connaissance universelle, est doué d’une lucidité à toute épreuve. Du flot de l’inspiration, Valéry saisit le purement poétique, le diamant qu’il sort de la gangue, pour parvenir à l’expression pure, à un classicisme, somme toute, où se trouve formulé essentiellement ce qui est à dire, qui a surmonté, non sans peine et sans mal, le flux tumultueux de la conscience brute. « Tout classicisme suppose un romantisme intérieur. » Le poète, obsédé par la pureté de la forme, opère un choix allant se raréfiant, mais ce choix, si strict soit-il, n’est jamais unique et définitif. L’œuvre sera donc toujours inachevée et perfectible, ce qui explique peut-être le long « silence » de Valéry, durant lequel il affirma non seulement sa conscience, mais sa maîtrise de la forme, sa « méthode ». Ce perfectionnisme incessant qui cherche à s’approprier la chose allant s’édulcorant a pu faire dire de Valéry qu’il était obscur. Valéry n’a fait que vouloir exprimer des états infiniment complexes ; d’où la complexité de la composition de ses poèmes.

À côté de Valéry poète et prosateur, il ne faut pas négliger l’essayiste qui n’a cessé de s’interroger, d’interroger les problèmes posés par le monde dans lequel il vivait, les civilisations qui l’entouraient. Humaniste, il le fut au plus haut point, recherchant l’homme autour de lui et en lui-même.

Valéry a traversé immuable la première moitié du xxe s., poursuivant son œuvre sans relâche, presque indifférent au grand courant littéraire et artistique qui l’a bouleversé, le surréalisme. Son indépendance totale, faisant fi des modes et des engouements, lui a permis de mener à bien une expérience qui, même si elle resta inachevée, témoigne d’une authenticité réelle, dont l’exemple demeure un modèle.

M. B.

 J. Charpier, Paul Valéry (Seghers, 1956). / H. Mondor, Propos familiers de Paul Valéry (Grasset, 1957). / A. Berne-Joffroy, Valéry (Gallimard, 1960). / J. de Bourbon-Busset, Paul Valéry ou la Mystique sans Dieu (Plon, 1964). / E. de La Rochefoucauld, En lisant les Carnets de Valéry (Éd. Universitaires, 1964). / E. Noulet, Suites mallarméennes, rimbaldiennes, valéryennes (Nizet, 1964). / L. Perche, Valéry, les limites de l’humain (Éd. du Centurion, 1966). / A. Rouart-Valéry, Paul Valéry (Gallimard, 1966). / J. Duchesne-Guillemin, Études pour un Paul Valéry (la Baconnière, Neuchâtel, 1964). / P. Roulin, Paul Valéry, témoin et juge du monde moderne (la Baconniére, Neuchâtel, 1964). / L. Tauman, Paul Valéry ou le Mal de l’art (Nizet, 1969). / E. M. Cioran, Valéry face à ses idoles (l’Herne, 1970). / Centenaire de Paul Valéry, numéro spécial d’Europe (1971). / P. Caminade, Paul Valéry (Charron, 1972). / G. Palewski, R. Huyghe et J. Guitton, Hommage solennel à Paul Valéry (Institut de France, 1972). / H. Laurenti, Paul Valéry et le théâtre (Gallimard, 1973).