Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
U

urbanisme (suite)

La ville dans la réflexion contemporaine

Il faut souligner la richesse des travaux actuels portant sur l’histoire urbaine et la participation de plus en plus fréquente des historiens aux équipes d’urbanistes — qui incluaient déjà géographes, sociologues et psychologues — pour montrer toute l’ampleur que l’étude théorique de la ville a prise dans la réflexion contemporaine à propos du cadre bâti.

À ce deuxième niveau, l’urbanisme apparaît moins comme un mécanisme de sauvegarde de l’organisme urbain, dont il assure la gestion, que comme une science humaine, pour laquelle la ville n’est qu’un objet et qui a son sujet en elle-même, hors de toute pratique. Haussée au niveau d’une discipline intellectuelle, cette science perd ainsi une partie de son pouvoir d’intervention et tend à devenir un sujet de pure spéculation, s’appliquant à n’importe quel espace, indépendamment de ses qualités intrinsèques. La disparition des perspectives axiomatiques dans l’urbanisme n’est pas sans danger pour son efficacité, et l’on comprend mieux à ce niveau l’importance idéologique qu’Henri Lefebvre attribue à la pratique urbanistique : les choix en urbanisme sont des actes de haute portée politique, impliquant une certaine conception de l’utilisation de l’espace et, consécutivement, une vision donnée des rapports sociaux et des rapports de production. En d’autres termes, attribuer à un terrain quelconque une fonction autoroutière ou un rôle de promenade publique implique une vision différente de la place de l’homme dans la ville et, partant, de son rôle dans la société...

C’est pourquoi le troisième plan de cette étude, qui est le plan axiomatique — où interviennent les critères esthétiques de la « beauté » architecturale ou urbaine —, prend une telle importance : une approche purement fonctionnaliste de l’espace urbain ne peut accepter ce critère (ce qui signifie qu’elle le nie au nom d’un autre critère, l’efficacité), pas plus que l’étude intellectuelle, l’observation d’une situation suffisent à maîtriser la création ou la restructuration des espaces urbains à venir.

Il faut, à un moment, prendre en compte la formulation de l’espace urbain, le résultat esthétique obtenu à travers telle ou telle solution et juger de la ville comme d’un objet, comme d’un paysage, comme d’un spectacle ou comme d’un récit — mais en juger plastiquement... La difficulté de l’urbanisme est, ici, qu’il appartient à plusieurs modes d’expression esthétique : on peut prendre la ville comme une collection de tableaux ou d’objets, représentée par les architectures qui la constituent (et qui forment autant d’œuvres d’art séparées) ainsi que le paysage obtenu par cette réunion méditée de multiples objets architecturaux. On peut aussi voir dans la ville un spectacle de l’activité humaine dans son cadre physique : spectacle de l’animation des rues, des échanges, des dialogues, des conflits ou des incohérences cocasses ; il est enfin possible de prendre la ville comme un « récit », une sorte de roman ou d’histoire, s’inscrivant dans la succession temporelle des espaces et dans leur enchaînement plus ou moins délibéré : c’est dans ce dernier sens que les auteurs du « nouveau roman », tels Alain Robbe-Grillet dans les Gommes, Marguerite Duras dans Moderato cantabile, Michel Butor dans l’Emploi du temps, se sont montrés, avec certains auteurs de romans policiers (Agatha Christie, Dashiell Hammett, Raymond Chandler) et quelques cinéastes, parmi les interprètes les plus sensibles de cette lecture urbaine, qui demande chaque fois une nouvelle intelligence.

L’impossibilité à dominer simultanément les différentes approches du phénomène urbain (économique, sociologique, géographique, psychologique, esthétique, etc.) et celle, non moins grande, d’appréhender complètement cette œuvre totale qu’est la ville dans sa seule perception esthétique expliquent la difficulté ressentie à préciser le champ de l’activité urbanistique, à constituer celle-ci comme science et comme art, à la distinguer de l’architecture, dont elle tend à dériver plus ou moins confusément, enfin à la pratiquer dans toute l’amplitude de son champ. Cette difficulté s’est exprimée à travers les appréhensions contradictoires que le concept a pu recevoir depuis sa création. En ne retenant de l’urbanisme, comme l’a fait Françoise Choay, que son caractère de discours scientifique, lié à la révolution industrielle (et, en un certain sens, à l’éclatement urbain), on est conduit, en effet, à rejeter tout l’art de la composition urbaine, tel qu’il s’est défini depuis les débuts de l’Antiquité classique jusqu’au xixe s. — un art pourtant non négligeable !


L’art urbain

Depuis les premiers efforts de mise en valeur des édifices de la Grèce du vie et du ve s. (Égine, Athènes*) jusqu’à l’immense acropole hellénistique* de Pergame, l’art urbain de l’Antiquité s’est toujours donné pour but la structuration de l’espace urbain grâce à l’insertion de constructions monumentales à la fois au niveau du paysage, par l’émergence de leur silhouette, et au niveau de l’espace proprement dit — en favorisant par la création de vides signifiants (agora ou acropole) les contacts nécessaires à la collectivité.

La Rome* antique a poussé beaucoup plus loin ce processus de valorisation des espaces collectifs et, abandonnant le « monument-sculpture » qu’était encore le temple grec, elle a réorienté tout l’art de l’architecture autour de l’espace du forum et des basiliques qui l’accompagnaient (créant le premier des grands espaces couverts publics de l’histoire urbaine). Le grand art romain, qui exploitait les ressources de la symétrie et de la frontalité, est de caractère éminemment spectaculaire : il est comme une gigantesque mise en scène urbaine, dont la vocation symbolique est d’exprimer le culte impérial et la prééminence des institutions qui le représentent. Les trois temples jumeaux des capitoles d’Afrique du Nord, à Dougga ou à Sbeïtla, affirment plus clairement leur contenu institutionnel que leur signification sacrée.