Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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urbanisation (suite)

L’évolution qui multiplie les rôles professionnels est quelquefois contrebalancée par l’appauvrissement des rôles sociaux, mais il est rare que les deux mouvements s’équilibrent exactement. Au total, la structure de la population devient beaucoup plus complexe. Il n’est plus possible de comprendre la vie du groupe en se contentant de décrire l’activité d’un individu choisi comme exemple. On est obligé de passer en revue les diverses catégories de rôles.

Dans la mesure où les horizons sociaux s’élargissent comme il se doit dans une société plus diverse, les rôles perdent leur caractère enveloppant : il est de plus en plus difficile de connaître tous les aspects de la vie de chaque individu ; ce qu’il fait en dehors du milieu où l’on a affaire à lui échappe parfois totalement. La personne n’est donc pas contrainte à la prudence et à l’unité des jugements et des comportements qui donnait à la vie paysanne son caractère tragique, faisait sa grandeur, mais qui créait aussi chez beaucoup un sentiment de gêne dû à la pesanteur du milieu et à l’engagement trop profond exigé de chacun. Dans la société urbanisée, la part de jeu qui s’offre à chacun est grande : il peut en profiter pour diversifier son comportement en fonction des milieux dans lesquels il se trouve : mari dominé ici, mais patron impérieux quelques minutes plus tard ou compagnon enjoué avec les amis retrouvés ; le citadin en profite pour évoluer au gré des circonstances, pour s’adapter au contexte, pour répondre aux pressions diverses auxquelles il est soumis.

Tout n’est pas bénéfique dans l’évolution qui mène à l’urbanisation. L’individu éprouve une nouvelle dimension de la liberté, mais il perd une partie des soutiens qui lui évitaient de souffrir de la solitude, de l’isolement et qui lui permettaient de résister victorieusement aux épreuves d’une existence souvent dure. L’urbanisation conduit à une vie plus facile, mais, paradoxalement, elle multiplie les troubles psychologiques dans la mesure où elle confère à la personne une autonomie que tous n’arrivent pas à assumer. Notre société est celle des névroses et des crises de personnalité. À se trouver ainsi plus totalement maître de son destin que par le passé, l’homme des villes se trouve confronté à d’autres dangers, à d’autres tentations, à une tâche plus difficile, peut-être, au total, que celle des membres de la collectivité traditionnelle.

L’opposition que nous venons de rappeler entre les deux types de société que sépare l’urbanisation est une des plus classiques de toute la pensée sociologique : elle a été proposée sous sa forme la plus structurée par Ferdinand Tönnies ; celui-ci opposait à la communauté, la Gemeinschaft, du monde traditionnel à la société, la Gesellschaft, un peu déshumanisée du monde moderne. Depuis, l’analyse s’est affinée : la description des rôles, la manière dont leur combinaison façonne la personnalité de base éclairent les catégories, dont on sentait la différence sans bien comprendre la genèse. Les travaux des sociologues et des anthropologues américains ont fait de l’opposition entre l’urbanisé et le traditionnel une dimension fondamentale de toute étude sociale. Louis Wirth a introduit dans le monde anglo-saxon une bonne partie des idées des sociologues allemands de la fin du siècle passé ou du début du nôtre ; Robert Redfield a montré l’originalité des civilisations paysannes, leur affinité avec les sociétés archaïques et a proposé, pour les désigner ensemble, l’expression « société de type folk » : il mettait ainsi en relief le rôle fondamental des modes de transmission de la culture pour qui veut arriver à une interprétation générale des faits sociaux.

La réflexion générale des sociologues permet de préciser les conditions et les modalités de l’urbanisation de la population. Le passage d’un système social à l’autre est fonction d’une pluralité de facteurs. Il est conditionné par le niveau technologique : 1o tant que la production alimentaire demeure si inefficace qu’elle doit mobiliser la totalité des actifs, la multiplication des rôles demeure limitée ; 2o la concentration de population, qui est une des voies que peut prendre la recherche de la diversification sociale, suppose des moyens de transport efficaces pour acheminer au même point les excédents agricoles des régions productrices (une mutation dans les techniques agricoles est insuffisante pour promouvoir l’urbanisation si celle-ci ne peut bénéficier d’infrastructures satisfaisantes en matière de circulation) ; 3o l’urbanisation dépend de la façon dont l’acculturation se déroule : la dimension du groupe qui façonne l’individu varie avec les moyens dont on dispose pour traiter et transmettre les informations. Qu’on découvre de nouveaux médias pour faciliter la conservation et la transmission du savoir, et tout l’équilibre des groupes se trouve affecté ! À la limite, dans une société où les télécommunications sont suffisamment évoluées, l’urbanisation sociologique peut se produire sans que la concentration géographique des gens, jusqu’alors indispensable, soit nécessaire. On est en train de faire cette expérience. Les sociologues ruraux décrivent dans tout l’Occident la fin des paysans : cela ne veut pas dire que la population rurale soit amenée à disparaître, mais cela signifie qu’elle cesse de s’opposer par sa personnalité de base, par ses comportements, par sa défiance et ses complexes d’infériorité au monde urbain ; elle participe désormais à la même vie générale d’échanges, au même espace culturel ; la mobilité individuelle accrue permet à chacun d’échapper, lorsqu’il le désire, aux regards des voisins et à la tyrannie de l’opinion publique, qui en était la conséquence directe.

Les conditions techniques ne sont pas les seules à influer sur l’urbanisation. Il est clair que les groupes peuvent, dans ce domaine, choisir des solutions différentes : il en est qui manifestent une affection toute particulière pour les modes de vie sécurisants de la société traditionnelle et qui s’ingénient à les garder vivants lors même que les circonstances et le niveau général de développement économique devraient pousser à la concentration : il y a eu ainsi longtemps chez les peuples anglo-saxons ou germaniques une certaine méfiance à l’encontre des modes de vie trop résolument urbains. À l’inverse, on remarque chez les Latins des efforts remarquables pour garder les avantages de la vie collective quand la dispersion s’impose : on connaît l’exemple brésilien des « villes du dimanche », qui ne s’animent que pour la messe, le repos et les rencontres. C’est là un moyen de refuser la dissolution du groupe dans l’étendue.