Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Turquie (suite)

La République turque

L’abolition du sultanat, c’est la république sans le mot ; c’est aussi une révolution inouïe en pays musulman puisque le régime affirme en quelque sorte la séparation des pouvoirs religieux et laïque. Dès qu’une nouvelle assemblée est élue (août 1923), les représentants du parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP) proclament la république (19 oct.). Sa constitution sera adoptée le 30 avril 1924. Mustafa Kemal détient tous les pouvoirs : président du parti unique, président de l’Assemblée unique, président de la République. C’est lui seul qui œuvre, qui imprime sa volonté sur la nation. Il forme son gouvernement en choisissant Ismet paşa comme Premier ministre, fixe la capitale à Ankara, puis part résolument à l’attaque non de l’islām, mais de la mainmise que l’islām a sur le pays. Il faudra moins de dix ans pour que, juridiquement au moins, soit parachevé un État moderne, indépendant, homogène et laïque. L’importance de l’œuvre qui sera accomplie ne se mesure pas aux titres des lois, mais en considérant le renouvellement profond qu’elles impliquent, et en sachant qu’elles sont dans l’histoire la première tentative pour transformer l’islām : elles serviront et servent encore d’exemple.

Le 3 mars 1924, Kemal abolit le califat et ferme les tribunaux et les établissements d’enseignement religieux. En 1925, les ordres religieux sont supprimés, les congrégations dissoutes ; le port du fez est interdit ; un code commercial, calqué sur le code allemand, un code criminel, inspiré du code italien, un code civil, pris à la Suisse, sont adoptés. La juridiction islamique, d’un coup, devient caduque ; illicites les châtiments qu’elle prévoit pour les coupables, périmés la polygamie, le harem, la répudiation, l’inégalité devant l’héritage ; la femme, libérée, devient l’égale de l’homme ; en 1934, elle recevra le droit de vote. En 1928, la liberté de culte est reconnue par la suppression de l’article constitutionnel qui proclamait l’islām religion d’État ; l’alphabet arabe est proscrit et remplacé par un alphabet latin : tout Turc devra réapprendre à lire et à écrire ; tous les livres devront être transcrits et réimprimés. En 1931, la Banque centrale (Merkez Bankası) est organisée. Un effort gigantesque de reconstruction et de développement, marqué en particulier par le plan de quatre ans (1934), est accompli parallèlement, qu’il faut juger à l’étalon de l’outil employé : un étatisme rigoureux dans un pays presque sans cadres et sans moyens. Néanmoins, l’industrie, soumise à la Sümerbank, les mines contrôlées par l’Étibank, le réseau ferroviaire, la marine et l’équipement portuaire, l’agriculture, l’éducation progressent régulièrement : la considération accrue qui entoure la Turquie rend bien compte du succès de ses efforts et de la fermeté de sa politique. En juin 1932, elle entre à la S. D. N. ; en février 1934, elle est membre agissant de l’Entente balkanique ; en 1936, elle retrouve le contrôle intégral des Détroits (convention de Montreux) ; en 1939, elle signe un pacte d’assistance avec la France et l’Angleterre.

Atatürk meurt le 10 novembre 1938, et Ismet Inönü (1884-1973) lui succède à la tête de l’État. Tandis que se développe le culte du disparu, la Turquie traverse la Seconde Guerre mondiale en mettant ses efforts à rester neutre : ce n’est qu’en février 1945 que, symboliquement, elle déclare la guerre à l’Allemagne et au Japon.


La démocratie

À l’issue du conflit, en partie pour trouver un appui contre les pressions soviétiques, en partie parce que la démocratie est à la mode, la Turquie s’engage dans une voie nouvelle. À l’extérieur, elle se tourne vers les États-Unis, bénéficie avec enthousiasme du plan Marshall (1947) et est membre de l’O. E. C. E. (Organisation européenne de coopération économique) dès sa création en 1948, adhère en même temps que la Grèce au Pacte atlantique (1952), est membre du pacte de Bagdad, transformé après la révolution irakienne de 1958 en CENTO (Central Treaty Organization), souhaite entrer dans la Communauté européenne. À l’intérieur, elle abandonne le dirigisme, dénationalise un certain nombre d’industries, fait appel aux capitaux étrangers, renonce au strict laïcisme, tout d’abord en rendant obligatoire l’instruction religieuse dans les écoles primaires (1947). Cette politique inaugurée par le CHP prend sa pleine mesure sous la direction d’un nouveau gouvernement démocrate. Dès 1946, la Turquie a en effet mis fin au système du parti unique et fondé assez artificiellement un parti démocrate (Demokrat parti, DP), dirigé par un ancien Premier ministre, l’économiste Celâl Bayar (né en 1883). Aux élections de mai 1950, le parti démocrate enlève 408 sièges sur les 470 à pourvoir (avec, il est vrai, seulement 54 p. 100 des voix). C. Bayar devient président de la République, et Adnan Menderes (1899-1961) Premier ministre. Les élections de 1954 et de 1957 confirment à peu près ce verdict.

Après une période d’euphorie accompagnée d’un fantastique engouement pour le mode de vie américain, une crise de croissance se manifeste qui prend bientôt des proportions inquiétantes. Les investissements ont été considérables et le visage du pays a très réellement changé ; mais beaucoup ne sont pas rentables à court terme (rénovation urbaine, électrification des villes, excellent équipement routier) ; d’autres ont été mal répartis ; d’inévitables erreurs provoquent des scandales. Entrepreneurs ou sociétés ont parfois réalisé de subites fortunes. L’entretien d’une forte armée coûte cher et tend à déséquilibrer le budget. Les mesures de faveur accordées à la classe paysanne, conservatrice et soutien essentiel des démocrates, deviennent démagogiques. Les sentiments musulmans et la tolérance envers les éléments cléricaux font croire aux réactionnaires que la voie leur est ouverte et provoquent, notamment dans le centre et l’est du pays, des mouvements de fanatisme qui n’étaient ni prévus ni souhaités. Comme la Turquie, malgré l’élévation de son niveau de vie, n’est pas devenue une seconde Amérique, la désillusion succède à l’optimisme, et le nationalisme commence à se sentir choqué de ce qu’il considère comme une diminution de la souveraineté. La presse s’agite, les étudiants se déchaînent. Les démocrates réagissent avec affolement par des mesures autoritaires, antidémocratiques, voire dictatoriales.

Le 27 mai 1960, les généraux prennent le pouvoir. Bayar, Menderes, les ministres, nombre de députés sont arrêtés et traînés devant une Haute Cour de justice qui les condamne à la détention ou à la mort (procès de Yassiada, 14 oct. 1960 - 15 sept. 1961).