Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tristan (les romans de) (suite)

Dans la version commune, le conflit entre l’individu et la société est exacerbé. La fatalité du philtre fait de l’amour une réalité parfaitement irrationnelle et le transforme en force invincible. Les barons de Marc ne peuvent que condamner cet amour sans le comprendre, et l’ermite Ogrin, lorsqu’il rencontre les amants, ne peut que leur rappeler la loi morale, sans être attentif à leurs protestations d’innocence : dialogue de sourds, qui n’est qu’une juxtaposition de monologues, comme c’est souvent le cas dans le roman de Béroul, où chaque personnage est enfermé dans sa propre tragédie. La communication s’interrompt même entre les amants du jour, chez qui l’effet du philtre, limité à trois ans dans Béroul et à quatre ans dans Eilhart, se dissipe, tandis que Tristan et Yseut reprennent conscience de leur vie manquée et de leur désertion devant leurs devoirs sociaux. Bref répit : l’absence réveille la nostalgie amoureuse ; à l’amour magique succède une ferveur plus humaine et tout aussi exigeante.

Le scandale du Tristan de Béroul réside dans l’hiatus qu’il révèle entre la Cour et le peuple ainsi qu’entre Dieu et l’Église. Les chevaliers de Marc dénoncent les amants ; le peuple — des vilains ! — si ; solidarise spontanément avec eux. Ogrin flétrit leur adultère ; Dieu, qui lit dans les cœurs, empêche Tristan de se rompre les os lors du saut de la chapelle et sauve Yseut lorsqu’elle prononce son serment ambigu : matière éminemment subversive, que Béroul l’ait voulu ou non, et mythe dangereux, contre lequel luttera Chrétien.

Béroul crée une communion de sympathie entre ses héros et son public. Il joue sur une esthétique de la complicité. Mais il refuse tout schématisme : c’est un romancier de la nuance, qui épargne même le roi Marc. L’époux d’Yseut est un homme déchiré, qui s’oblige à douter des évidences. Il est rassuré par l’épée de chasteté, qui sépare ; le couple endormi qu’il découvre au fond de la forêt ; il n’en rappelle pas moins aux proscrits ses droits seigneuriaux et maritaux en laissant sur place son anneau, son gant et sa propre épée. La légende irlandaise de Diarmaid et Grainne est moins délicate : entre les amants assoupis se trouve par hasard un morceau de viande. Dans cette version, l’amour est tout aussi fatal, puisque Grainne ne peut lutter contre son inclination pour Diarmaid ; mais la femme joue un rôle plus actif, puisque Grainne lance à son futur amant une geis, ou défi magique, l’obligeant à tromper malgré lui son seigneur Finn.

Thomas est plus rhétorique. Son Tristan est presque entièrement constitué de monologues passionnés qui tissent de fait un dialogue à distance entre les amants. Plus hardi parfois que Béroul, il transforme, dans un épisode malheureusement perdu, mais que l’on connaît par les versions étrangères, le départ pour le Morrois en triomphale revanche. Gottfried, malgré son audace, refuse de le suivre quand il relate cette partie du roman.

Thomas n’est pas si courtois qu’on l’a dit : une terrible querelle entre Yseut et sa servante Brangien unit l’invective et le chantage. Le mariage de Tristan est moins une illustration de la fine amors, qui recommande la fidélité absolue à la dame lointaine, qu’une manière pour le héros de communier un peu plus avec sa maîtresse dans la souffrance. C’est dans une intention semblable qu’Yseut se revêt d’un cilice. Peu importe que le couple entraîne dans sa perte d’autres personnages originairement innocents ! Thomas est foncièrement étranger à tout moralisme, et la manière dont les amants se laissent mourir, sans penser une seconde à Dieu, montre dans son œuvre une singulière indifférence à tout problème spirituel.

Il faut insister sur cet épisode final. Tristan, blessé par une arme empoisonnée, ne peut être guéri que par Yseut. Or, les éléments, tempête, puis calme plat, se conjurent pour retarder la venue de la reine. Tout se passe comme si Dieu s’était lassé de sa miséricorde et abandonnait désormais les amants à la terrible fatalité de leur amour. Instrument docile du destin, Yseut aux blanches mains, trop longtemps humiliée, tue son mari par son mensonge en prétendant que la voile de la nef salvatrice est noire, signe qu’elle ne ramène pas Yseut. Tristan, désespéré, se laisse mourir. Yseut débarque dans une ville en deuil. Image poignante de la douleur muette, elle court au palais, s’étend près de Tristan et ne tarde pas à rendre l’âme à son tour après une courte complainte.

C’est admettre qu’une passion puisse être mortelle par sa seule intensité. Eilhart et Gottfried énoncent clairement que les amants ne sauraient longtemps rester éloignés sans mourir. Chèvrefeuil de Marie de France exprime la même idée par la délicate image des deux rameaux qui ne peuvent vivre qu’en symbiose.

Gottfried va plus loin encore, jusqu’à sacraliser l’idolâtrie amoureuse. Il fait de la Minnegrotte un temple où se célèbre un culte qui a même sa théologie. Le mythe de Tristan véhicule toute une contestation implicite, peut-être consciente. Il ne suffisait pas d’écrire des « anti-Tristan », comme le fit Chrétien, il fallait démythifier la légende elle-même.

Est-ce le but des Folies, où les élucubrations de Tristan, qui revient à la Cour déguisé en fou, versent dans une sorte de poésie de l’absurde ? En fait, la démythification est beaucoup plus évidente dans le Tristan en prose du xiiie s., où la légende se dépouille de son entour irrationnel et de son climat de fatalité.

Le Tristan en prose a été composé vers 1220-1230 et souvent remanié. Le corpus initial semble, d’ailleurs, avoir été rédigé en deux temps, et la deuxième partie est beaucoup plus développée. Roman cyclique (v. Graal), il remonte jusqu’aux lointains ancêtres des personnages. Il insère plus étroitement l’histoire dans le monde arthurien, et certaines versions intègrent à l’ensemble une quête du Saint Graal. C’est conjurer la singularité de la légende en la conformant aux schémas usuels d’un genre déjà constitué. Le roman d’amour tourne au roman d’aventure : Tristan, comme Lancelot dans le grand cycle, doit mériter le guerredon amoureux par sa prouesse ; la passion fatale est donc ramenée au pur et simple amour chevaleresque : tel est le sens de la rivalité incessante entre le héros et le païen Palamède. L’attirance de Tristan pour Yseut s’est d’ailleurs éveillée bien avant l’absorption du philtre, dès le moment où le héros s’est senti jaloux de Palamède : le philtre n’a fait que transformer l’inclination en ardeur irrésistible. Le Tristan en prose ne célèbre plus de mystères amoureux : il peint sans concessions une réalité trouble, où abondent le viol, le meurtre, voire l’inceste. Le merveilleux est aboli au profit d’un irrationnel de moins bon aloi : celui de l’énigme en vers ou de la prophétie sybilline. La vie chevaleresque consiste à se battre pour son plaisir ; la femme apparaît plus que jamais comme une proie. Dinadan, compagnon de Tristan, ne cesse de dénoncer le jeu absurde des sottes coutumes ; il n’a pas d’amie en titre et décline les invitations au duel que lui lancent les chevaliers qu’il rencontre. Ce tricheur proteste à sa manière ; c’est d’ailleurs un preux, qui vengera Tristan, assassiné par Marc. Car, ici, Marc est condamné sans nuances, et la mort de Tristan n’est plus une liturgie désespérée, mais le crime vil d’un mari jaloux...