Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

tragédie (suite)

L’âge d’or français

Peu avant que Shakespeare n’entre en lice, les auteurs français de la Renaissance s’essaient à la tragédie. En 1552, Étienne Jodelle (1532-1573), poète de la Pléiade, donne sa Cléopâtre captive. Puis ce seront Alexandre Hardy (v. 1570 - v. 1632), Jean de Rotrou (1609-1650), Jean Mairet (1604-1686), dont la Sophonisbe (1634) passe pour la première pièce régulière du genre. Entre-temps, en effet, les théoriciens du classicisme*, reprenant Aristote*, ont édicté les règles de la tragédie, qui va donner toute sa mesure avec Corneille* et Racine*.

Plusieurs traits distinguent la tragédie française de la grecque. Le système ancien plaçait la cause du conflit hors du héros : celui-ci devait faire face à l’action extérieure des dieux ou de leurs représentants. Ici, le tragique est intériorisé, et l’homme devient le centre d’intérêt. C’est à sa propre énergie qu’il fait appel pour se conduire selon l’honneur ou ce sont ses propres passions, même s’il les personnifie (« Vénus à sa proie attachée »), qui vont le conduire à sa ruine, le détruire. Ce genre de conflit intériorisé convient aux petites salles et au public d’élite qui assiste à la représentation. Chaque mot porte, chaque expression du visage obtient son effet sur un auditoire averti.

C’en est fini des théâtres immenses et de plein air, des auditoires mêlés et populaires qui participaient au drame. La tragédie grecque était plus démocratique que la française : elle s’adressait à un peuple et non à une compagnie de gens raffinés et distingués. Elle avait pour but de le modeler, de l’éduquer, de le « purifier ». « Les Grecs, dit Jean-François Marmontel dans le supplément de l’Encyclopédie, allaient à leur théâtre apprendre à souffrir, et non pas à se vaincre. » Dans la tragédie française, l’élément moral et psychologique l’emporte sur l’élément mythique, mystique et religieux.

Les trois unités enserrent étroitement le genre français. Gide a bien écrit que jamais aucune règle n’a stérilisé un génie. C’est un fait, pourtant, que le théâtre grec et ses auteurs avaient plus de liberté de création, plus de fantaisie, plus de possibilités d’expression. D’autant que noire théâtre classique a exclu le plus souvent le chœur (sauf dans Esther et Athalie) et absolument la musique et la danse, parties intégrantes du théâtre grec.

Corneille et Racine sont donc réduits, acculés à une sorte de gageure, à une nudité quasi totale de l’art théâtral, s’interdisant tous les artifices extérieurs du langage. C’est là que Racine, surtout, triomphe dans des pièces faites de rien, réalisant à la perfection la définition qu’il donne de la tragédie : « Une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression. »

On est en présence d’un théâtre de la bonne société, où importent les convenances, vraisemblances et bienséances, où les meurtres et les morts n’ont pas lieu sur la scène, mais donneront lieu à des récits tragiques. On est loin des Grecs et de Shakespeare : la violence est ici tout intérieure ; seuls le visage et le ton expriment les tempêtes de l’âme et les extravagances de la passion.

Ces conventions satisfont moins Corneille. Véritable homme de théâtre, doué d’un sens politique avisé, disciple de Sénèque*, de Rome et de l’Espagne, il sent bouillonner en lui tout un monde baroque qui se plie difficilement à des lois trop strictes. Racine a les yeux tournés vers les Grecs ; il a appris d’eux l’harmonie, la mesure, la clarté, et, comme eux, il sait céder à l’ivresse du dieu. Comme le fera plus tard Brecht*, il est partisan d’un certain éloignement entre le théâtre et la vie réelle. À Euripide, pourtant, il a emprunté le secret de la véracité des portraits féminins. Avec une souplesse féline, il se meut à l’aise dans les entraves et les conventions. C’est le triomphe de l’art emprisonné.


Une fragile perfection

Avec Racine, la tragédie atteint un sommet de beauté qui n’est presque plus de ce monde, comme l’instant, dirait Claudel, qui tremble entre le jour et la nuit, entre le printemps et l’été. Point d’équilibre inhumain, puisque le monde des horreurs de Crébillon (1674-1762) ou celui des fadeurs prosaïques de Voltaire* suivront cette réussite d’un jour. Ce théâtre classique souffre aussi de n’être populaire ni de son temps ni du nôtre. Conçu dans une atmosphère confinée, il n’aime point les tréteaux du grand air comme le théâtre de Calderón* ou de Shakespeare. Il est voué au culte des happy few, même s’il ravit autant le lecteur que le spectateur. Ainsi, il n’a jamais pu conquérir vraiment le public anglais.

Un autre trait étrange, qui est en même temps un mérite et une faiblesse, c’est qu’il est intraduisible dans une autre langue. Il est peu de chefs-d’œuvre doués de ce caractère. Le théâtre de Shakespeare, par exemple, même s’il perd de sa poésie, de sa verdeur et de sa subtilité en passant dans un idiome qui n’est pas le sien, supporte fort bien la traduction. Personne n’a jamais pu adapter convenablement la langue de Racine ; cela tient sans doute à l’exquisité de sa poésie, mais plus encore au caractère de la langue française elle-même, faite d’accents feutrés, de sonorités adoucies, du jeu subtil des consonnes et des voyelles, des assonances et des allitérations, de la valeur interne des mots. Certaines mélodies ne peuvent être jouées que sur un instrument particulier.


Nostalgies

L’esprit occidental se détourne de l’antique sens tragique de la vie à la fin du xviie s. « C’est le triomphe du rationalisme et de la métaphysique laïque qui marque la scission définitive. Shakespeare est plus près de Sophocle que de Pope ou de Voltaire » (G. Steiner).

Les mythes qui ont prévalu depuis Descartes et Newton sont des mythes de la raison qui se prêtent moins aux créations tragiques.

Tantôt regardant avec nostalgie du côté des Grecs, tantôt donnant libre cours à l’élan romantique, les dramaturges composent de belles tragédies, comme Marie Stuart (1800) de Schiller* ou Boris Godounov (1824-25) de Pouchkine*, mais le courant ne passe plus tout à fait et le secret de l’essence de la tragédie n’est jamais pleinement retrouvé. Les auteurs de génie ne manquent pas pourtant, tels Alfieri*, avec sa froideur fiévreuse, Kleist*, Goethe* (Iphigénie, 1779) et, plus près de nous, Eliot*, Anouilh*, dont l’Antigone (1944) approche la réussite antique, Claudel*, Sartre* et Camus*.