Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

tragédie (suite)

Fête d’un peuple

Nietzsche a montré que la tragédie grecque est née d’un double courant, parfois confondu, parfois opposé : le courant apollinien (clarté, lumière, rêve) et le courant dionysiaque (élan, ivresse, mystique). Mais pour percevoir toute la force concrète de la représentation, il faut imaginer celle-ci telle qu’elle se déroulait. En mars, aux grandes dionysies, c’est tout un peuple qui va participer au concours tragique qui oppose pendant une journée trois poètes. Ceux-ci présentent une trilogie et un drame satyrique, sorte de tragi-comédie. Des milliers de personnes (une indemnité, le théoricon, permet aux citoyens pauvres de payer leur place) vont vibrer aux aventures qui retracent leurs mythes nationaux. Les acteurs (Eschyle en a introduit un second et Sophocle un troisième), qui jouent plusieurs personnages, y compris féminins, sont montés sur des cothurnes et parlent à travers un masque qui amplifie la voix.

C’est un théâtre fait pour être vu de loin avec ses effets stylisés et grossis. La musique et la danse tiennent une grande place, et tout ce spectacle se déroule en plein air, à Athènes dans le théâtre de Dionysos. Communiant intensément, une petite nation se forge et se retrempe, se purifiant par la catharsis, comme dans un psychodrame. Cette institution nationale et religieuse qu’est le théâtre faisait dire à Fénelon que « chez les Athéniens tout dépendait du peuple et le peuple dépendait de la parole ». Et Thucydide déclarait : « Il n’existait pas au monde de lumière plus éclatante que celle de la tribune et du théâtre attiques. » Tout est sacré dans ce spectacle grandiose : le théâtre lui-même, aire religieuse, le mythe et le thème, l’environnement religieux de la fête, l’impression ressentie, la ferveur de la communauté réunie.


Vers la décadence

Un tel sommet d’équilibre et de beauté dans le lyrisme et le pathétique ne pouvait durer. Il est à noter, d’ailleurs, que les moments privilégiés de la tragédie sont relativement de courte durée : 490-404 avant notre ère pour le théâtre grec, 1580-1640 pour la dramaturgie élisabéthaine, 1630-1690 pour la scène classique en France.

Après les trois tragiques grecs, dont peu de pièces nous ont été conservées, de nombreux auteurs se présentent au concours ; mais les tirades de caractère philosophique et rhétorique qui commencent à apparaître dans le théâtre d’Euripide envahissent la scène, qui se désacralise. Carkinos et Xénoclès développent la machinerie, les effets scéniques, les danses, un peu à la manière des Indes galantes de Rameau. D’après ce qui nous est resté et ce que nous savons, on peut dire qu’en 300 av. J.-C. la tragédie grecque était déjà morte. Le genre se poursuit cependant avec des œuvres hellénistiques, chrétiennes (Christus patiens) et juives (l’Exagogè d’Ezéchiel, Sôsanis).

Les Latins restent dépendants des œuvres grecques, qu’ils traduisent et adaptent. Les tragédies de Sénèque vont influencer le renouveau, anglais et français, du théâtre aux xvie et xviie s., mais elles ne peuvent subir la comparaison avec leurs modèles helléniques. Elles sont gâtées par la rhétorique et les considérations philosophiques, les défauts de goût, les longueurs, la gaucherie dans l’utilisation du chœur, le côté bourgeois. L’absence de sens du sacré aboutit à la disparition du vrai sentiment tragique.


Le tragique élisabéthain

Pour Ferdinand Brunetière, une étude de la tragédie ne peut avoir d’autre objet que les Grecs et les classiques français. C’est trop de rigueur et la preuve d’une certaine myopie. Certes, Shakespeare* et ses émules foulent aux pieds toutes les règles classiques, règles d’ailleurs beaucoup moins strictement observées par les Grecs que par Racine. Shakespeare mêle allègrement les genres, faisant succéder le comique et le trivial aux scènes les plus pathétiques. Il se moque bien de l’unité de temps et de celle de lieu dans sa chronologie étrange et son anarchique géographie. Parfois il ne respecte même pas l’unité d’action, racontant parallèlement plusieurs intrigues distinctes. Pourtant, certaines de ses pièces (Othello, Macbeth, le Roi Lear) méritent bien leur nom de tragédie, et Shakespeare est un des plus grands auteurs tragiques qui soient.

Il faut sans doute se féliciter qu’il n’ait pas reçu, comme les lettrés de son temps, une éducation d’helléniste. Ses sources à lui sont l’héritage médiéval et populaire ainsi que le monde qui vit sous ses yeux. Son domaine n’est plus, comme pour les tragiques grecs, l’univers de la fatalité et du mythe religieux, mais celui de la nature. Véritable philosophe par sa connaissance du cœur humain, Shakespeare atteint au sacré par la peinture délirante de la passion et par l’éclat du verbe. Sensible à la musique, il compose sous une forme harmonique qui comprend thème, variations, suite et grand final. C’est un créateur-né de figures inoubliables que mènent leurs sentiments et le destin. Un mal objectif est à l’œuvre dans le monde, et c’est ce qui fait de l’existence « une fable racontée par un idiot, fable pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Évoquant l’hypothèse d’un déluge qui emporterait tout, sauf les œuvres de Shakespeare, Herder écrit : « Je trouverais qu’il me reste assez de morale et de philosophie, d’histoire et de poésie et d’aperçus du cœur humain et de passions et de récits ! »

Comparées aux sombres tragédies de Shakespeare, qui mettent en scène des âmes déchirées jusqu’aux limites de la folie (Hamlet) ou des monstres de cruauté (Iago), les pièces de ses contemporains ou successeurs ne font pas apparaître tous leurs mérites. Ainsi : la Tragique Histoire du docteur Faust (1588) de Marlowe ; les tragédies sanglantes de John Webster (v. 1580 - v. 1624) le Diable blanc (1612) et la Duchesse de Malfy (1614) ; le poème tragique de Milton* Samson lutteur (1671), étonnamment proche du tragique eschyléen. Un Hollandais, Joost Van den Vondel (1587-1679), a été bien près de composer des chefs-d’œuvre avec ses tragédies bibliques et sa Marie Stuart (1646). Il avait la tête épique et lyrique, et nombre de ses chœurs sont de pures merveilles.