Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

tradition (suite)

L’Évangile de saint Jean (xxi, 25) précise dans ses dernières lignes que tout ce qui a été accompli par Jésus n’a pas été relaté : « Il y a eu bien d’autres choses encore accomplies par Jésus ; si l’on voulait les relater une à une, je pense que le monde entier ne pourrait en contenir le récit. » Si l’on fait la part de l’amplification littéraire, cette déclaration n’en précise pas moins qu’un choix a déterminé la fixation des enseignements de Jésus dans l’Écriture. Ce choix n’a pas d’autre critère que l’autorité de la Tradition.

Le deuxième point présente encore plus de difficultés, car il pose tout le problème de l’enseignement de saint Paul*. Bien qu’il n’ait pas été l’un des témoins de la vie terrestre de Jésus, Paul déclare dans la première Épître aux Corinthiens (xi, 23) : « Moi, j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis. » Il ne peut s’agir ici que des révélations personnelles reçues par Paul. Mais, si l’on s’accorde sur ce point, d’ailleurs incontestable, comment éliminer a priori la légitimité d’autres révélations personnelles de l’enseignement de Jésus et capables de constituer à leur tour un nouveau dépôt traditionnel, selon les paroles de Paul à son disciple Timothée : « Conserve le souvenir exact des saines paroles que tu as entendues de moi dans la foi et la charité du Christ-Jésus. Carde le bon dépôt à l’aide du Saint-Esprit qui habite en nous tous. »

Dans ce cas, il ne peut s’agir que d’une révélation particulière, réservée à des élus, et c’est à elle que fait allusion, semble-t-il, Clément* d’Alexandrie : « Transmise sans écrit à partir des Apôtres, la gnose est parvenue à un petit nombre, selon une succession. » (Les Stromates, VI, lxi, 3.) Comment, dans ces conditions, combattre d’autres révélations prétendant disposer de traditions authentiques, et principalement celles des gnostiques, lesquels affirmaient l’existence d’un enseignement secret réservé aux « parfaits », d’une « gnose » révélée par Jésus à quelques Apôtres, tels Paul et Barnabé ?

Contre ces hérétiques, Tertullien* utilise un argument d’inspiration juridique, celui de la « prescription ». Les chrétiens, dit-il, étant en possession des Écritures depuis l’origine et sans interruption, en sont les seuls propriétaires légitimes. Les hérétiques n’ont pas le moindre titre qu’ils puissent faire valoir sur cet héritage traditionnel et, en quelque sorte, ils ne le possèdent plus depuis qu’il a été transmis à d’autres par une filiation continue, certaine et véritable. « Ce domaine m’appartient, je le possède d’ancienne date, je le possédais avant vous ; j’ai des pièces authentiques émanant des propriétaires mêmes auxquels le livre a appartenu. C’est moi qui suis l’héritier des Apôtres [...]. Quant à vous, ce qui est sûr, c’est qu’ils vous ont toujours déshérités. » (De praescriptione haereticorum, XXXVII, i, 6.)

Après Tertullien, Cyprien*, Augustin* et, au milieu du ve s., Vincent de Lérins défendent les droits de la Tradition. Selon celui-ci, les critères de la doctrine véritablement traditionnelle sont l’universalité, l’antiquité et le consentement général : « Il faut s’en tenir avec soin à ce qui a été cru partout, par tous et toujours » (Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est).

On a mal compris, trop souvent, l’attitude des réformateurs à l’égard des traditions. C’est la notion intérieure de l’Esprit-Saint qui justifiait l’autorité de l’interprétation personnelle, mais cela n’impliquait nullement le rejet de toutes les traditions, ni l’exclusion du principe même de la Tradition. La primauté de l’Écriture n’empêche pas Zwingli*, Calvin* ou Melanchthon*, de citer les Pères de l’Église, ni de respecter les plus anciens conciles quand ils se conforment à la Parole divine. Si Luther* considère que les traditions viennent des hommes et des préceptes qu’ils tendent à substituer aux commandements divins, c’est qu’il s’agit d’abord pour les réformateurs de rechercher et de découvrir la vérité dans sa source sainte plutôt que dans ses dérivations plus ou moins éloignées de la transparence primordiale de la Révélation.

À cette thèse de la Réforme, reprise par Calvin : « L’usage commun de parler est tel que tous edicts procédez des hommes touchant le service de Dieu, soyent nommez traditions humaines » (Instit., 944), s’opposait la double autorité de l’assemblée des évêques en concile, puisque, selon Bossuet, ils « portaient avec eux l’autorité du Saint-Esprit et la tradition des Églises » (Hist., I, 11).

Depuis le commencement du christianisme, ainsi que le prouve la lutte de l’Église et des théologiens de langue grecque contre les gnostiques, le conflit principal qui a divisé l’assemblée des fidèles portait sur l’interprétation d’un enseignement reçu et transmis, d’abord oralement, puis par écrit. Tantôt les théologiens ont mis l’accent sur le droit à la liberté de l’examen et de l’expérience de cet enseignement par chaque fidèle, tantôt ils ont essayé de préserver la stabilité et la pureté des vérités enseignées par le consentement commun et l’autorité historique, temporelle et spirituelle, de ceux qui ont la charge et la responsabilité d’en assurer la succession et la tradition.

Ces deux thèses, malaisément conciliables et peut-être irréductibles, n’en sont pas moins également légitimes. Le libre examen de chacun est un droit qui ne peut être prescrit par aucune durée collective d’une institution ou d’une transmission, puisqu’il a son principe dans l’existence même du libre arbitre et de la liberté essentielle de l’Esprit.

Si le conflit des herméneutiques a divisé l’Occident chrétien plus profondément que l’Orient, c’est aussi parce que la conscience historique a été plus développée dans la civilisation occidentale que dans aucune autre et parce que cette conscience est inséparable de la notion de priorité chronologique et de l’idée de la légitimité d’une succession ininterrompue d’interprètes d’une tradition. En d’autres civilisations et pour d’autres religions que le christianisme, moins attachées à leur histoire et aux droits qu’elle leur donne, l’autorité d’une Église, quand elle existe, est principalement d’ordre symbolique et le plus souvent dispersée en des sectes complémentaires plutôt qu’opposées.