Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tourgueniev (Ivan Sergueïevitch) (suite)

Mais pour Roudine, il ne s’agissait que de mots. Il joue à aimer plus qu’il n’aime. Par faiblesse, il refuse cet amour. Est-il un imposteur ? Pas exactement, le cœur est sincère, mais il lui manque le nerf. Est-il un raté ? Ce n’est pas sûr ; « Qui a le droit d’affirmer que ses paroles n’auront pas fait germer de nobles pensées dans plus d’une âme à laquelle la nature n’aura pas refusé comme à lui l’activité nécessaire ? » Le roman s’achève sur la mort de Roudine. Il donne sa vie sur les barricades de Paris en 1848, pour une cause en laquelle il ne croit pas. Mais sa vie, usée par tant d’échecs, n’a plus de valeur.

Dans le personnage de Roudine, Tourgueniev a décrit Bakounine et, à travers lui, l’homme russe des années 1850. Surtout, il s’inspire de son propre caractère : cet être généreux mais faible, lucide mais indécis, éloquent mais sceptique qui s’attache à une femme exaltée et absolue, n’est-ce pas l’histoire de Tourgueniev ? Comme Roudine, il entreprend sans désirer la victoire. Tatiana l’avait découvert à ses dépens : « Ce qui est grave, c’est qu’il est froid comme de la glace et qu’il s’ingénie à jouer la passion. »

En fait, l’univers romanesque de Tourgueniev est assez simple. L’intrigue tourne généralement autour d’un amour contrarié : Un nid de gentilshommes (Dvorianskoïe gnezdo, 1859), Premier Amour (Pervaïa lioubov, 1860), Pères et fils (Ottsy i deti, 1862), Fumée (Dym, 1867), les Eaux printanières (Vechnie vody, 1871), Terres vierges (Nov, 1877). La description psychologique se double d’un tableau social, et les mêmes personnages s’y affrontent toujours, le héros bavard et désœuvré, la jeune fille pure et volontaire, la femme intrigante. Quand il cherche à décrire un homme fort, la peinture semble moins juste, car le modèle lui manque.


« Fumée, fumée et rien de plus. »

Pourtant, en 1861, à l’aube des grandes réformes, l’homme fort serait plus que jamais nécessaire à la Russie. Mais Tourgueniev, en politique comme en amour, est désabusé : il voit bien que les paysans, pour demeurer sur leurs terres, doivent payer un prix qui dépasse souvent les redevances dues autrefois au seigneur. De ce malaise qui atteint toutes les couches sociales et brouille les générations, il tire un roman, Pères et fils. En ces temps troublés, la Russie est remplie de pères qui ne comprennent pas leurs fils, de fils qui refusent toute autorité. Avec Bazarov, l’étudiant austère, intransigeant, négateur, Tourgueniev décrit un nouveau type de révolutionnaires ; il leur forge même un nom, les nihilistes. Mais parce que Bazarov, qui méprise le confort, condamne la littérature et raille les sentiments, tombe au terme du livre dans le piège de l’amour et qu’il meurt résigné, la jeunesse crie à la caricature. Le roman, publié en 1862, déclenche une violente polémique entre conservateurs et radicaux, qui s’indignent pour des raisons inverses.

Tourgueniev, lui, est atteint par les critiques acerbes de ses contemporains. Il s’écarte de Herzen, son vieil ami, se brouille avec Tolstoï, dont il a le premier pressenti le génie ; plus déraciné que jamais, il va rejoindre Pauline Viardot à Baden-Baden. Là il écrit Fumée, donnant libre cours à son amertume, dénonçant les serments des jeunes révolutionnaires et le verbalisme des faux grands hommes : « Fumée, fumée et rien de plus. Et ses propres efforts, ses sentiments, ses essais et ses rêves... » Avec Terres vierges, la critique se fait plus âpre encore. L’ouvrage, qui irrite autant les conservateurs que les futurs bolcheviks, est un échec ; privé de la sève natale, Tourgueniev a perdu le contact avec la nouvelle Russie révolutionnaire des années 1870.

Il vit alors à Paris, où l’on traduit ses œuvres et où il a acquis une renommée européenne. Les écrivains débutants le considèrent comme un maître : il est l’un des premiers à découvrir Maupassant. Chaque semaine, il rend visite à Flaubert, qu’il admire immensément, rue Murillo ou dans son cabinet de Croisset ; il participe aussi aux joyeuses réunions de Nohant, chez Mme Sand ; pour Zola, il éprouve moins d’attrait : avec ses troubles mystérieux, ses sentiments indécis, son tempérament slave, il ne peut guère apprécier la conception « gastronomique » de l’amour des Rougon-Macquart ; il déclare même que l’ouvrage « pue la littérature ».

Pauline, « la reine des reines », occupe toujours la première place dans son cœur. Il retourne toujours auprès d’elle, après chaque séjour en Russie, comme à son vrai foyer. Mais l’âge pèse. En 1883, une angine de poitrine, qui le fait atrocement souffrir, l’oblige à se coucher. Vieillard mélancolique, il se regarde déchoir sans illusion, mais il écrit encore ses Poèmes en prose (Stikhotvorenia v proze, 1882). Et comme cet « homme de trop », il se résigne : « Je vais mourir, les rivières vont dégeler, je m’en irai avec les derniers glaçons. Où irai-je ? Dieu le sait. À la mer aussi... »

Le 22 août (3 sept.) 1883, le « bon géant » s’éteint à Bougival, rejoignant dans l’immortalité Pouchkine et Gogol. Européen par sa culture, par son respect de la science et son goût pour les raffinements de la vie, il est resté foncièrement russe par ses sympathies et tendances profondes ; et la partie éternelle de son œuvre réside dans le tableau poétique qu’il trace de la nature, de la paysannerie et de la femme russes. Il ne fut certes pas un visionnaire comme le furent Tolstoï et Dostoïevski. Faible et indécis, médiocre penseur, on pourrait même le ranger à côté de ces vaincus qui peuplent son œuvre si, par son art, il n’avait su transfigurer ses faiblesses.

S. M.-B.

 E. Haumant, Ivan Tourgueniev, la vie et l’œuvre (A. Colin, 1906). / A. Maurois, Tourgueniev (Grasset, 1931). / A. Remisov, Tourgueniev, poète du rêve (Hippocrate, 1933). / H. Grandjard, Ivan Tourgueniev et les courants politiques et sociaux de son temps (Institut d’études slavés, 1954).