Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tourgueniev (Ivan Sergueïevitch) (suite)

Mystérieuse beauté aussi de Moscou aux coupoles d’or, où Ivan arrive en 1827 pour faire des études. Par réaction contre son milieu, l’adolescent se déclare républicain et accroche au mur de sa chambre un portrait de Fouquier-Tinville. À quinze ans, en 1833, il entre à l’université, où fermentent les idées libérales, puis, selon l’usage des familles nobles, il poursuit ses études à Berlin. Là, il noue des amitiés, décisives pour son évolution, avec Herzen* et Bakounine*, tous deux jeunes étudiants révoltés contre le tsar. Pétris de philosophie hégélienne, ils portent un même diagnostic sur les maux de la société ; mais ces fils de barines sont des idéalistes ; ils hésitent devant l’action et ne réforment qu’en paroles...

À dix-huit ans, Ivan est un jeune homme doux et rêveur. De son père, il a hérité la blondeur et la stature de géant, mais aussi une faiblesse quasi féminine, que la violence de Varvara a encore renforcée. Cette amazone, d’ailleurs, toute brutale qu’elle soit, chérit passionnément son fils, qu’elle appelle « sa Jeannette, sa favorite ». Elle influence ses goûts, et toute sa vie Ivan va chercher à trouver une femme passionnée et volontaire.

Le jeune homme du reste confond aisément l’inquiétude métaphysique et les émois amoureux. À son retour en Russie, il s’éprend de Tatiana, la sœur de Bakounine. Un même goût pour la philosophie unit les jeunes gens. Ivan épanche son cœur vers l’âme sœur, et les mots d’amour suffisent à la griser. Tatiana, ardente et exaltée, a tôt fait de percer sous l’écorce dure le bois mou ; son soupirant éprouve moins de l’amour qu’il ne sait en parler. Ignorant la passion, il en simule l’apparence. Cet indécis ne cherche que des aventures sans lendemain ou d’imaginaires émotions. Déjà, il se prête plus qu’il ne se donne à la vie : « C’est étrange, écrit-elle tristement, comme les jeunes gens peuvent se faire croire à eux-mêmes tout ce qu’ils veulent... Pourquoi ne peuvent-ils être honnêtes, simples, sérieux ? Ne savent-ils pas ce que sont la vérité et l’amour ? » Et Tolstoï prononcera ces mots sévères : « Tourgueniev n’aime pas, il aime seulement aimer. »

Et pourtant, cette passion que Tourgueniev, toute sa vie, vouera à Pauline García-Viardot (1821-1910) ? « L’âme d’autrui est une forêt obscure... » ! C’est au cours d’une partie de chasse qu’Ivan a rencontré la célèbre cantatrice française. Depuis ce jour de 1847, il se rend tous les soirs au concert, à Saint-Pétersbourg, où il a pris un poste de fonctionnaire. Après le spectacle, Pauline accepte de recevoir dans sa loge cet admirateur, dont on lui a dit qu’il était « adroit tireur, aimable causeur... et piètre poète ». Tourgueniev est alors un jeune homme lancé, qui a reçu les compliments de Belinski pour une de ses nouvelles, Andreï Kolossov (1844), et qui fréquente les cercles littéraires, « occidentalistes » de préférence aux « slavophiles », encore que ses positions, comme son caractère, restent nuancées. Bientôt, tout Saint-Pétersbourg est au courant de ses sentiments et, l’été venu, fuyant l’emprise d’une mère abusive, il décide de suivre Pauline en France, dans son château de Courtavenel.

À Courtavenel, Tourgueniev trouve du gibier, de la musique et surtout un foyer. Même le mari, Viardot, se prend d’affection pour cet étrange soupirant, naïf et exalté. L’hiver, il s’installe dans une petite chambre à Paris, près du Palais-Royal ; il fait la connaissance de George Sand, Chopin, Mérimée. Et surtout il se met au travail.

De sa patrie, Tourgueniev garde une vision sereine et se plaît à songer, un peu mélancoliquement, aux maisons de bois, aux paysages brumeux de Spasskoïe-Loutovinovo. Ces rêveries lui inspirent de courts et merveilleux récits où il raconte, avec un art accompli, des scènes de campagne entre paysans et propriétaires. Publiées dans une revue russe, le Contemporain, ces histoires seront rassemblées quelques années plus tard (en 1852) sous le titre Récits d’un chasseur (Zapiski okhotnika) et seront accueillies comme une satire indirecte, mais violente, du servage.

« De la littérature de propriétaire foncier », commentera Dostoïevski, qui jugera toujours avec partialité cet homme tiède : il tracera même de lui une méchante caricature dans les Possédés, sous les traits de Karmazinov ! Certes, l’auteur observe du dehors la vie paysanne, en propriétaire qu’il est, et il n’approfondit aucun caractère. Mais le pouvoir de suggestion, le lyrisme de l’atmosphère, l’art des nuances, la simplicité de la langue, le ton si familier et si plein de fantaisie qu’il semble tenir de l’improvisation font de ces nouvelles un chef-d’œuvre de la littérature russe.


Roudine

« Suis-je capable de quelque chose de grand et de calme ? Réussirai-je une œuvre aux lignes claires et simples ? » Après le triomphe des Récits d’un chasseur, telle est la question que se pose Tourgueniev. La réponse viendra trois ans plus tard avec Roudine.

Tourgueniev est rentré en Russie. Sa mère meurt en 1852 et lui laisse une immense fortune. Les responsabilités de propriétaire embarrassent fort l’écrivain ; il n’ose affranchir ses serfs, mais s’attache à améliorer leur sort. Les paysans le volent à qui mieux mieux et les vaches viennent brouter sous ses fenêtres, le bon géant n’en a cure. À Saint-Pétersbourg, où il séjourne quelque temps, il est reçu partout. Il travaille un peu, soigne sa popularité, songe à se marier sans parvenir à s’y résigner, et chasse beaucoup... Cette existence mondaine n’est qu’une courte parenthèse : en 1852, un article nécrologique sur Gogol lui vaut les foudres de la censure, un mois de prison et l’exil à Spasskoïe-Loutovinovo.

Exil bénéfique pour le travail. Le talent mûrit dans la solitude, et Tourgueniev écrit son premier roman, Roudine (1856), qui contient en germe tout son univers romanesque et, par le ton de rêverie poétique, s’apparente à Eugène Onéguine de Pouchkine. Le héros, Dmitri Roudine, s’invite chez une femme à la mode, retirée à la campagne. Sa conversation brillante, ses paradoxes philosophiques et son charme séduisent Natalia, la fille de la maison. Une idylle s’ébauche, à peine explicitée, jusqu’au jour où Natalia avoue sa passion et exige du jeune homme une décision.