Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

autorité (suite)

Il paraît plus raisonnable de supposer que l’apprentissage des motifs et des symboles sociaux que nous proposent Freud et Durkheim constitue une condition nécessaire de la socialisation. Si la socialisation se fait de telle manière qu’elle rende impossible une authentique prise de conscience, le premier apprentissage risque de rendre impossible le progrès ultérieur de l’individu. Et peut-être tout ce que l’on veut dire des mœurs d’une société, quand on les qualifie de « bonnes », c’est que la première éducation qu’on y reçoit ou la pratique quotidienne, à laquelle insensiblement elle nous incline, non seulement ne nous dispensent pas d’un effort de réflexion et de conversion proprement personnel, mais nous y préparent.


Formes normales et pathologiques de l’autorité

Que l’autorité soit au cœur du processus de socialisation peut être établi par deux arguments, l’un négatif, l’autre positif. En premier lieu, on peut remarquer qu’il n’y a pas moyen de penser la socialisation de l’individu au moins dans ses phases initiales, sans prendre en considération les sacrifices dont celui-ci doit s’acquitter pour payer, pour ainsi dire, son admission d’abord, puis sa reconnaissance comme « membre à part entière ». Dans cette perspective, ce qui justifie le caractère « contraignant », sinon « répressif » de l’autorité, c’est que celle-ci apparaît pour l’individu comme une condition de sa participation à la vie sociale. On peut d’ailleurs ajouter que cette condition n’est pas toujours requise avec des modalités strictement identiques, comme le montre le cas de l’autorité parentale, qui se laisse assez bien caractériser comme un mécanisme d’autoliquidation. D’autre part, ce qui est constitutif de l’autorité, tant qu’elle subsiste, c’est la possibilité, pour celui qui y est soumis, de recourir non seulement à la juridiction, mais à l’aide de celui qui l’exerce et, pour ce dernier, de se soucier de tout ce qui concerne pour le premier l’exécution des tâches qui lui ont été confiées et des promesses de développement dont il est porteur.

Les formes d’autorité les moins contestées semblent satisfaire à ces deux sortes de conditions. Elles sont observables dans deux secteurs principaux de la vie sociale : d’abord dans les relations entre générations — sous les réserves que nous allons dire — ; ensuite en ce qui concerne les professions libérales, dans les relations entre l’avocat et son client, le médecin et son malade, ou encore l’éducateur et son élève. Même si l’on est disposé à prendre au pied de la lettre les interprétations les plus pessimistes sur le complexe d’Œdipe, sur le conflit qui oppose le père au fils dans la lutte inconsciente pour l’affection de la mère-épouse, on reconnaîtra aux parents une supériorité, aussi transitoire que l’on voudra, sur le nourrisson et sur le tout petit enfant, qui ne tient pas seulement à la différence de force physique, mais plus généralement à la différence entre des niveaux de développement. Pour parler aussi généralement et abstraitement que possible, il y a des choses que le père peut concevoir et faire, et que le fils, pour un certain temps, n’a ni la force d’exécuter, ni la capacité même d’imaginer ou de pressentir. Ou, pour aller plus loin encore, il y a des choses que le fils ne pourrait jamais exécuter si le père ou ses substituts ne les lui apprenaient pas.

Mais, pour que les contraintes de cet apprentissage soient à la fois tolérables et légitimes, il faut qu’elles ne soient ni égoïstes ni arbitraires ; il faut qu’elles soient sanctionnées par la confiance de ceux à qui elles sont imposées. C’est ce que montre très bien l’analyse de la relation malade-médecin. La décision pour le malade de s’en remettre au médecin est légitimée par la compétence du médecin et l’incompétence du malade. Et il faut aussi que le malade puisse compter sur le dévouement du médecin. C’est à cette condition que le malade acceptera des traitements longs, coûteux, douloureux et incertains. L’autorité, dans ce cas, est fondée non seulement sur un savoir ou même sur une expertise technique, mais également sur la conviction que le médecin veut guérir — ou du moins qu’il ne cherche pas à exploiter le patient, qu’il ne s’applique pas à tirer de lui le plus d’argent possible, qu’il est mû par d’autres mobiles que la poursuite de son avantage pécuniaire. De même, un client ne peut s’ouvrir à l’avocat s’il le soupçonne d’être de connivence avec la police ou avec l’accusation, ou même, tout simplement, de n’avoir en vue que les honoraires dont il fera payer ses services.

La confiance s’analyse comme une sorte de pari, aux termes duquel le titulaire de l’autorité agit non pas exclusivement pour son propre intérêt, mais à la fois en vue du bien commun et du bien propre de celui sur lequel il exerce son autorité. Si l’on cherche à distinguer les cas où cette confiance est justifiée des cas où l’individu qui l’accorde s’expose à être abusé, le trait distinctif est la présence ou l’absence de conflit entre le supérieur et le subordonné. Si l’on fait l’hypothèse que toute relation est nécessairement « conflictive », il faut conclure que la seule attitude vis-à-vis du pouvoir est la méfiance et que pouvoir et autorité sont des termes incompatibles. Cette thèse est fréquemment soutenue dans l’ordre politique. Il est exceptionnel qu’elle soit généralisée à l’ensemble des relations sociales, à moins de poser que toute organisation sociale est intrinsèquement mauvaise. Mais on peut admettre qu’il existe quelque différence entre le rapport d’un médecin et de son malade, d’un patron et de ses ouvriers, d’un cambrioleur et de sa victime.

La condition de la confiance, c’est une bienveillance réciproque, qui suppose que les deux parties ne puissent ou, plutôt, ne veuillent pas se faire de mal l’une à l’autre. C’est assez clairement le cas de l’autorité dans les professions libérales. Quant aux rapports entre générations, l’ambiguïté reparaît concernant le sens à attribuer au mot vouloir. Admettons que le père ne veuille pas faire le malheur de son fils. Il n’en résulte pas que ses interventions soient bénéfiques à la progéniture.