Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tolstoï (Léon) (suite)

Division artificielle. La littérature n’est pas un jeu gratuit de l’imagination, encore moins un exercice de style. Elle a mission d’élucider, à travers l’expérience d’un homme, le mystère de l’existence. L’œuvre de Tolstoï est une longue confession commencée dès la jeunesse. Adolescent, il veut savoir pourquoi il agit et il cherche des règles de vie. La création littéraire, au même titre que la prédication, répond a un désir organique d’analyse et de perfectionnement moral. D’ailleurs, dans les romans eux-mêmes, l’expérience, les sentiments vécus prennent le pas sur l’imagination : Tolstoï décrit ce qu’il éprouve ; il rend compte d’une réalité qu’il aime ou qu’il hait, mais que toujours il juge et veut dépasser. Et ses personnages les plus vivants, le prince André, Pierre Bezoukhov, Levine, ne cessent de s’interroger sur le sens de la vie, qui est le sens de la mort.

Chaque moment de l’existence de Tolstoï est une étape dans le cheminement en quête de la vérité. « Mais quelle vérité peut-il y avoir, s’il y a la mort ? » Lentement, laborieusement, Tolstoï va s’acharner à briser ses chaînes, à détruire un à un ses désirs, l’amour, l’art, l’engagement social et jusqu’au goût même de la vie. Au terme de quoi, dépouillé de cette « folle vie personnelle » et de toutes ses « plus petites particularités » qui le rivent à la terre, il pourra enfin quitter le port comme « un vaisseau débarrassé de son lest », selon l’image de L. I. Chestov. Car c’est la mort seule qui peut révéler le sens de la vie : « Oui, la mort, c’est le réveil », disait déjà le prince André, à quoi Tolstoï fait écho dans son Journal vingt ans plus tard : « Qui suis-je ? pourquoi suis-je ? Il est temps de se réveiller, c’est-à-dire de mourir. »


Qui suis-je ?

« Qui suis-je ? » Un des quatre fils d’un lieutenant-colonel, resté orphelin à neuf ans sous la tutelle de femmes et d’étrangers, qui n’a reçu ni éducation mondaine ni instruction scientifique et s’est trouvé absolument libre à dix-huit ans, sans grande fortune, sans situation sociale et sans principes.

« Je suis laid, gauche, malpropre et sans vernis mondain. Je suis irritable, désagréable pour les autres, prétentieux, intolérant et timide comme un enfant. Je suis ignorant. Ce que je sais je l’ai appris par-ci par-là, sans suite, et encore si peu ! Je suis indiscipliné, indécis, inconstant, bêtement vaniteux et violent comme tous les hommes sans caractère. Je suis honnête, c’est-à-dire que j’aime le bien : j’ai pris l’habitude de l’aimer, et quand je m’en écarte, je suis mécontent de moi, et je retourne au bien avec plaisir. Mais il y a une chose que j’aime plus que le bien, c’est la gloire » (Journal, 1854).

Léon Tolstoï a vingt-six ans lorsqu’il écrit cette page de son Journal, mais bien des traits de son caractère sont déjà notés là : le goût de l’introspection, le souci de perfectionnement, l’orgueil et cette soif despotique de domination qui l’amènera, par la prédication, à imposer ses convictions à ses semblables ; il faut souligner aussi sa formation d’autodidacte, qui entraîne un irrépressible besoin de liberté et une totale indépendance de pensée. Tolstoï échappe aux contraintes de l’éducation, il choisit librement ses lectures. Montaigne, Rousseau, avec qui il communie dans l’amour de la nature et la haine des mensonges : il va droit aux artistes et aux grands penseurs, à l’intrication profonde de l’esthétique et de l’éthique.

Le contexte familial favorise ce climat de liberté. Jusqu’à huit ans, Tolstoï grandit comme une plante sauvage dans la propriété de famille de Iasnaïa Poliana, près de Toula. À la mort de son père en 1837, une tante, puis une autre s’occupent de lui. Pelagueïa Iouchkov, sa tutrice, l’ammène avec ses trois frères à Kazan ; grâce à l’aisance de sa famille, il est dispensé de suivre des études rigoureuses : admis à la faculté, il hésite entre les cours de droit et les langues orientales et finalement n’obtient aucun diplôme.

À dix-huit ans, Tolstoï est un jeune dandy fier de son rang, aux yeux gris enfoncés sous d’épais sourcils, aux cheveux bouclés d’un roux sombre, élégamment vêtu d’une pelisse à col de castor et coiffé d’un chapeau posé de guingois. Il sort beaucoup, se ruine en gilets, aime la pose, fréquente les bals et se dissipe : le jeu, les femmes, la boisson... Mais il se montre plutôt timide et emprunté, car il se juge laid avec ses « yeux de loup » et son nez épaté : « Les nez aquilins me rendent fou », note-t-il dans son carnet. Quand il a assez fait la fête, dégoûté de lui et des autres, il se réfugie à Iasnaïa Poliana, où, chaussé de grandes bottes, il parcourt la forêt. Dans cette retraite, il lit pêle-mêle Pascal, Platon, Dickens ; il ébauche une « règle de vie », prend des résolutions qu’il ne tient pas, tente d’améliorer le sort des paysans, commence un essai sans l’achever, toujours inquiet, maladivement sensible : bref, une existence désordonnée, à laquelle il faut mettre un terme ; alors, comme des milliers de jeunes gens de son âge, il décide de s’engager dans l’armée.


« Une boisson digne des dieux »

Nikolaï Tolstoï, le frère aîné, a choisi la carrière militaire et se bat sur le Terek au Caucase. Léon va le rejoindre et découvre la vie de garnison de ces contrées montagnardes : c’est un bain de vérité, au contact de la nature, qu’il évoquera dans son roman les Cosaques (Kazaki, 1863). Il participe aux campagnes, remplit courageusement ses devoirs de soldat et entre deux escarmouches écrit ses souvenirs d’enfance (Detstvo) — idée surprenante à vingt-cinq ans ! Il envoie ces pages au directeur du Contemporain, Nekrassov*, qui s’émerveille du ton de simplicité, de poésie et de vérité, et aussitôt édite l’ouvrage. Mais Tolstoï a encore plus besoin d’action que de littérature et il se fait muter en Crimée, où l’on se bat contre les Turcs. Le siège de Sébastopol est l’occasion de prouver sa bravoure — l’atavisme guerrier parle fort — et de découvrir le courage simple des soldats ; mais l’incurie des chefs et la perte d’innombrables vies d’hommes le dégoûtent de la vie militaire ; dès lors, son patriotisme se teinte de pacifisme.