Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tolède (suite)

La puissance de l’implantation mudéjare allait gêner le développement de l’art gothique. Celui-ci s’introduit à Tolède avec l’ouverture du chantier de la cathédrale. L’archevêque Rodrigo Jiménez de Rada (1170-1247), que ses études et ses voyages avaient mis en rapport avec divers milieux européens, souhaitait officier dans un édifice de type français. De fait, le monument, commencé un peu avant 1226 par un certain maître Martin, s’inspire de la cathédrale de Bourges. Il ne respecte cependant pas les proportions du modèle, et de nombreux détails trahissent des apports mauresques. Sans cesse enrichie de nouveaux apports au cours des temps, la cathédrale de Tolède est devenue un prodigieux musée dont on épuise difficilement les richesses. Parmi celles-ci, il convient de distinguer la chapelle funéraire du connétable Álvaro de Luna, mis à mort en 1453, qui occupe l’emplacement de plusieurs anciennes chapelles rayonnantes du déambulatoire. Ce témoignage de la fidélité d’une veuve, doña Juana Pimentel († 1488), constitue une sorte de manifeste du gothique tardif.

Un autre chef-d’œuvre de cette manière artistique est représenté par l’église San Juan de los Reyes, construite sous la direction de Juan Guas († 1496), l’architecte espagnol le plus en vue de la fin du xve s. Chapelle d’un couvent franciscain, elle était aussi destinée à l’origine à recevoir la sépulture des Rois Catholiques. Ainsi s’explique qu’un riche décor s’y déploie, comme dans le cloître voisin.

Le fait mudéjar, présent à toutes les époques — Taller del Moro, xive s. ; palais de Fuensalida, Casa de Mesa, Santa Isabel de los Reyes, xve s. —, allait encore donner une coloration originale à l’art plateresque, la première manifestation de la Renaissance en Espagne. On a pu parler d’un « style Cisneros » pour caractériser les œuvres qui résultèrent du mécénat de l’archevêque Francisco Jiménez de Cisneros (1436-1517). Le monument le mieux conservé en est la salle capitulaire de la cathédrale, bâtie entre 1504 et 1512 par Enrique Egas († v. 1534), l’architecte des Rois Catholiques, et Pedro Gumiel, l’architecte privé de l’archevêque. Quant au décor peint, il fut exécuté par le Français Jean de Bourgogne (Juan de Borgoña, v. 1465 - v. 1536) et son atelier, entre 1509 et 1511, dans un style très influencé par l’Italie. Enrique Egas a encore dirigé à Tolède la construction de l’hôpital de la Santa Cruz (1504-1515), en forme de croix comme ceux de Saint-Jacques de Compostelle et de Grenade, qui sont également son œuvre.

On peut suivre les progrès de l’art de la Renaissance dans un autre hôpital, celui de San Juan Bautista, conçu à la demande du cardinal-archevêque Juan Pardo de Tavera (1472-1545) par le secrétaire du prélat, Bartolomé Bustamante (1501-1570). Ce savant humaniste s’assura la collaboration technique de l’architecte Alonso de Covarrubias (1488-1570), qui se montra un bon disciple de Vignole*. Covarrubias dirigea également la reconstruction du vieil alcazar, où l’on verrait la manifestation la plus achevée de son art, si ce monument exemplaire, auquel travailla ensuite Juan de Herrera (v. 1530-1597), l’architecte de l’Escorial, n’avait été touché à mort pendant la guerre civile. Il a dû être en grande partie reconstruit.

L’installation de la cour à Madrid, à partir de Philippe II, allait progressivement condamner Tolède à la vie retirée d’une ville de province. Ses derniers grands jours correspondent au séjour du Greco*, qui y épousa l’âme fervente de l’Espagne. On se rendra dans la capitale déchue pour suivre l’itinéraire spirituel d’un être d’exception. Les principales étapes de ce pèlerinage seront la maison du Greco, le Musée provincial à l’hôpital de la Santa Cruz, l’hôpital Tavera, la cathédrale — où l’Espolio voisine avec le Baiser de Judas de Goya — et Santo Tomé pour l’Enterrement du comte d’Orgaz.

Les disciples du Greco assurèrent encore un certain prestige à la ville en cultivant très tôt, et en diffusant, le ténébrisme. On continua en outre à embellir la cathédrale. Derrière l’abside, Narciso Tomé († 1742) aménagea son Transparente (1721-1732) aux effets théâtraux, l’une des œuvres les plus étonnantes du rococo espagnol. Peu à peu, cependant, la vie se retirait, et Tolède devenait une simple ville-musée.

M. D.

 V. Crastre, Tolède au cœur de l’Espagne (Horizons de France, 1956). / J.-F. Rivera, la Cathédrale de Tolède (Flors, Barcelone, 1957). / G. Gomez de La Serna, Toledo (Noguer, Barcelone, 1962). / F. Chueca-Goitia, Madrid, Tolède (trad. de l’esp., Albin Michel, 1972).

Tolstoï (Léon)

Écrivain russe (Iasnaïa Poliana, gouvern. de Toula, 1828 - Astapovo, gouvern. de Riazan, 1910).



L’homme

Une force de la nature, une « brute infatigable », ainsi Lev Nikolaïevitch Tolstoï se dépeint-il. Ce titan, à qui la vie a tout donné, le génie, la gloire, l’amour, la santé, est constamment hanté par l’idée de la mort. Enfant déjà, il éprouve des effrois irraisonnés : « Une terreur glacée s’empare de moi et j’enfouis ma tête sous les couvertures. » Toute sa vie, il côtoie le désespoir, au point qu’il doit retirer une corde de sa chambre, de peur de se pendre. Et un refrain obsédant revient dans son Journal, alors même qu’il est au sommet de sa gloire et de sa force : « Si je suis en vie... »

Léon Tolstoï va s’efforcer d’exorciser ses tourments en s’engageant dans le mariage, dans la création littéraire, dans les activités sociales, déguisé en « moujik à blouse de futaine » ou « bienheureux boyard Léon » fondateur d’une nouvelle religion. Mais ces activités humaines ne sont qu’un jeu dérisoire destiné à tromper l’angoisse de la mort. Et, après une fuite dramatique pour échapper à l’obsédante pensée, il échoue un jour d’automne 1910 sur le quai d’une petite gare, où l’attend la délivrance.

La hantise de la mort explique l’ivresse de la vie ; elle éclaire les brusques changements d’un être tantôt ardent, tantôt abattu, partagé entre son appétit du bonheur, qui gonfle sa création, et une lucidité impitoyable qui l’oblige à dénoncer l’illusion du bonheur, déchiré entre le désir de croire — car « la foi est la force de la vie » — et l’intransigeante raison. Elle donne surtout son unité à une œuvre touffue dont beaucoup de critiques ont voulu faire deux parts, une part romanesque, exubérante, et une part de prédication austère où la morale a chassé les soucis esthétiques.