Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Adam le Bossu ou Adam de la Halle (suite)

Voici, annoncé par cette première demi-strophe, le sujet que traitera Adam en quelque cinquante vers. La musique ? Agréable sans plus, on serait tenté de la considérer parfois comme un simple support pour faciliter l’exécution, puisque la même mélodie sert pour les cinq strophes. Et ce ne sont pas les quelques trouvailles mélodiques, au demeurant assez rares, qui eussent suffi à faire émerger Adam de la masse de ses rivaux.

Le trait de génie (à notre connaissance, il n’y a pas de précédent), ce fut d’avoir l’idée d’allier le théâtre et la chanson dans la pastourelle du Jeu de Robin et Marion. Abandonnant pour ce jeu rustique et familier toute recherche de ce prétendu raffinement courtois dont il usait dans ses chansons, Adam parvient ici au naturel le plus exquis. On a parlé à ce sujet de « premier opéra-comique » ! Il n’en est rien. Sur les 780 vers, 72 seulement sont pourvus de musique, répartie en six mélodies complètes et dix brefs emprunts (2 vers) à des timbres connus. Il s’agit donc plus simplement d’interventions musicales passagères, mais fort heureuses, dans le cours de cette pastourelle.

Si le Jeu de Robin et Marion a contribué plus que toute œuvre à la réputation d’Adam, il faut bien reconnaître qu’il n’a été jusqu’ici question que de veine mélodique, puisque nous n’avons parlé que de musique monodique. Or, depuis la fin du xiie s., on pratiquait la polyphonie, et ce n’est que dans ce domaine que l’on pouvait parler de science musicale. Fait exceptionnel pour un simple trouvère, Adam, peut-être au cours de ses études à Paris, avait pratiqué l’art des polyphonistes « déchanteurs ». Comme eux, il sait écrire dans le genre fort savant du motet profane à trois voix sur textes multiples. Onze motets d’Adam ont été à ce jour identifiés. Motets de qualité et certainement appréciés, puisque plusieurs figurent dans la plus remarquable somme de textes de ce genre, le manuscrit de Montpellier. Certains présentent de surcroît la particularité d’emprunter quelques éléments à des œuvres préexistantes, comme le numéro 269 du manuscrit de Montpellier, écrit sur la teneur
Hé ! Resvelle-toi Robin
Car on enmaine Marot (bis) !,
ou encore le numéro 271 du même manuscrit, où la voix médiane reprend la voix correspondante du rondeau à 3 :
Fi, mari, de vostre amour !
Quar j’ai ami.

Auprès des maîtres déchanteurs, Adam s’est aussi exercé dans l’art du conductus (ou conduit) polyphonique, dans lequel plusieurs voix sur un rythme identique chantent les mêmes paroles. Nous ne savons pas s’il en a écrit. Mais nous savons qu’il a utilisé pour le genre jusque-là monodique du rondeau le mode de composition du conductus. Idée heureuse s’il en fut, car, d’une part, ses seize rondeaux restent son plus beau titre de gloire sur le plan musical, et, d’autre part, ils ont tracé la voie aux compositeurs des siècles suivants : les rondeaux tiennent en effet une grande place dans les œuvres de Machaut, Dufay, Binchois, etc. Ceux d’Adam sont de dimensions exiguës : six à huit vers, répétitions comprises. En voici un exemple :

Si séduisants qu’ils soient, il faut reconnaître que, sur le plan musical, l’invention est modeste, puisqu’un rondeau ne comporte que deux fragments mélodiques A et B, comme l’indique le schéma, et que les répétitions musicales sont plus nombreuses encore que les répétitions poétiques. Quoi qu’il en soit, et de par leur qualité et de par la descendance qu’ils ont suscitée, « li rondels Adam » constituent l’une des productions les plus originales de la dernière période de l’Ars antiqua française.

J. D. et B. G.

➙ Ars antiqua / Courtoise (littérature) / Poésie et poétique / Polyphonie / Théâtre / Troubadours et trouvères.

 H. Guy, le Trouvère Adan de le Hale. Essai sur sa vie et ses œuvres littéraires (Hachette, 1898). / Adam de la Halle, Rondeaux, transcrits par J. Chailley (Rouart-Lerolle, 1942). / J. Chailley, Histoire musicale du Moyen Âge (P. U. F., 1950). / M. Ungureanu, la Bourgeoisie naissante. Société et littérature bourgeoises d’Arras aux xiie et xiiie siècles (Imprimerie centrale de l’Artois, Arras, 1955). / A. Adler et A. Arbor, Sens et composition du « Jeu de la feuillée » (Ann Arbor, Michigan, 1956). / P. Zumthor, Langue et techniques poétiques à l’époque romane (Klincksieck, 1963). / N. R. Cartier, « le Bossu » désenchanté. Étude sur le « Jeu de la feuillée » (Droz, 1971).

Adamov (Arthur)

Auteur dramatique français (Kislovodsk, Caucase, 1908 - Paris 1970).


Avant d’être un auteur, Adamov fut une conscience dramatique. Un homme de vérité et d’inquiétude qui posait sur le monde et sur lui-même un regard sans complaisance. De son enfance, il garda quelques images vives, étranges : la petite ville d’eau du Caucase, où sa famille, fuyant le choléra qui ravageait Bakou, était venue s’installer et où il est né ; ses grands-parents arméniens recueillant des compatriotes misérables échappés aux massacres des Kurdes ; ses parents, riches propriétaires de puits de pétrole, observant à la jumelle l’incendie d’un derrick en riant aux éclats. La guerre de 1914 surprend Adamov en vacances en Forêt-Noire. La guerre et la révolution russe. Ses parents ne rentreront pas à Bakou : grâce à l’intervention du roi de Wurtemberg, ils pourront gagner la Suisse. Adamov entreprend des études à Genève, puis au lycée français de Mayence : « Le premier livre que j’ai lu, c’était Eugénie Grandet. Dans le texte. Et sans rien comprendre. » Pour vivre, ses parents vendent leurs bijoux. Puis c’est la misère et le surréalisme : une vive amitié pour Éluard, une répulsion à l’égard de Breton et quelques poèmes publiés dans les Cahiers du Sud. Adamov verra longtemps dans le surréalisme un désir confus de synthèse entre le marxisme et la psychanalyse. Aliénation et angoisse, c’est là son univers à la veille de la Seconde Guerre mondiale : il traduit le Livre de la pauvreté et de la mort de Rilke, qui paraît à Alger. Il est interné au camp d’Argelès, puis à Rivesaltes et à Collioure, où il écrit l’Aveu (publié en 1946), qu’il reniera, n’y voyant plus qu’une confession d’obsessions sexuelles et religieuses, mais qu’il reprendra sous le titre Je, Ils... en 1969. Il a désormais pris ce masque tantôt hiératique, tantôt tremblant, « les yeux tournés vers l’âme » : « une statue de l’île de Pâques ». Lorsque la Libération arrive, toutes les issues pour lui sont fermées : son écriture ne peut plus être que dramatique. Expression de l’effroyable solitude humaine, son théâtre est d’abord un théâtre de la séparation (la Grande et la Petite Manœuvre, 1950 ; l’Invasion, 1950 ; la Parodie, 1952) : dans un temps et un espace indéterminés, des personnages sans épaisseur se livrent à des occupations indéfinies. En proie à des passions dérisoires, usant d’une langue réduite aux lieux communs, ils ne se délivrent de la persécution qu’en persécutant eux-mêmes. Mais peu à peu, dans cette terreur allégorique, où l’on découvre l’influence de Strindberg et de Dostoïevski, l’homme retrouve le sens du monde réel : avec le Professeur Taranne (1953), « c’était la première fois, écrit Adamov, que je sortais du no man’s land pseudo-poétique et osais appeler les choses par leur nom ». Surtout en faisant se heurter dans un même personnage, et non plus dans des couples antagonistes, l’affirmation de soi et le doute de son identité, Adamov montre qu’il a dominé sa névrose et que le drame personnel s’inscrit désormais dans une contestation passionnée des entreprises humaines. Le cliquetis obsédant des machines à sous (le Ping-Pong, 1955) indique que les situations déshumanisantes du monde actuel ne sont plus données mais vécues comme absurdes (Paolo Paoli, 1957).