Thucydide (suite)
Ces portraits d’hommes du ve s. avant notre ère, ces discours qui constituent la trame même de l’œuvre de l’historien n’ont donc pas une valeur limitée dans le temps et dans l’espace, contingente et en dehors de nos préoccupations. Ils atteignent une vérité supérieure, comparable aux illuminations des grands poètes. De l’analyse du particulier, Thucydide parvient à l’universalité. Le sens ultime de son ouvrage est que la crise dont souffre la conscience hellénique — la trahison par Athènes de l’idéal de Périclès — entraîne la décadence d’une civilisation et engage ainsi l’Occident tout entier. La guerre du Péloponnèse a fléchi le cours de l’Histoire, s’il est vrai que la pensée européenne reste encore tributaire de la Grèce.
Une harmonie austère
Le style de Thucydide est dense et elliptique, concis et abrupt : il ne représente qu’une étape dans l’évolution du style attique, et sans doute la beauté de l’expression est-elle plus souveraine chez Démosthène et chez Platon. La langue dont use l’historien est celle du vieil Attique ; la phrase est savamment travaillée. La place des mots, l’emploi de termes vieillis ou poétiques, les ruptures de construction, les tours imprévus, les asymétries, les antithèses, les hardiesses de la syntaxe en rendent la lecture — notamment celle des discours — souvent malaisée. En fait, l’ordonnance des divers éléments de la phrase sert à mettre en relief la vigueur de la pensée.
L’impression générale est une impression de gravité, d’« harmonie austère », suivant le mot de Denys d’Halicarnasse. On ne trouve pas les concessions au public habituelles aux rhéteurs. La force de l’ensemble, le dépouillement volontaire et une certaine raideur donnent à l’ouvrage un caractère à part dans la littérature hellénique : Thucydide s’adresse avant tout à l’intelligence, sans jamais sacrifier à l’art.
Cette apparente sécheresse, qui devient parfois obscurité, n’empêche pas une sorte de flamme intérieure de parcourir l’œuvre. Lorsque Thucydide décrit la peste d’Athènes ou la retraite de l’armée de Sicile, il arrive, grâce à la puissance dramatique de ses évocations, à provoquer l’émotion chez son lecteur, en dépit d’une feinte impassibilité. Par son mouvement continu, qui tend vers un dénouement inexorable, le récit s’apparente aux plus belles productions des poètes tragiques grecs.
A. M.-B.
J. Girard, Essai sur Thucydide (Hachette, 1884). / G. B. Grundy, Thucydides and the History of his Age (tendres, 1911). / A. Thibaudet, la Campagne avec Thucydide (Gallimard, 1922). / G. F. Abbott, Thucydides. A Study in Historical Reality (Londres, 1925). / C. N. Cochrane, Thucydides and the Science of History (Oxford, 1929). / G. Méautis, Thucydide et l’impérialisme athénien (Neuchâtel, 1939 ; nouv. éd., A. Michel, 1965). / J. H. Finley, Thucydides (Cambridge, Mass., 1942). / A. W. Gomme, A Historical Commentary on Thucydides (Oxford, 1945). / J. de Romilly, Thucydide et l’impérialisme athénien (Les Belles Lettres, 1947) ; Histoire et raison chez Thucydide (Les Belles Lettres, 1956). / B. Hemmerdinger, Essai sur l’histoire du texte de Thucydide (Les Belles Lettres, 1956). / R. Syme, Thucydides. Lecture on a Master Mind (Londres, 1962). / C. Lichtenthaeler, Thucydide et Hippocrate vus par un historien-médecin (Droz, Genève et Minard, 1965). / Thucydide. La guerre du Péloponnèse. Périclès, éd. et comment. par R. Weil (P. U. F., 1965). / E. Delebecque, Thucydide et Alcibiade (Ophrys, Gap et Klincksieck, 1966).