Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Thucydide (suite)

Les strictes exigences de Thucydide quant au contrôle des sources se retrouvent dans la composition de l’œuvre. L’historien suit l’ordre chronologique et s’efforce d’indiquer avec précision la date des événements. Aux calendriers quelque peu arbitraires de son siècle, il substitue des points de repère constants, à savoir, année par année, la belle saison (theros) et la mauvaise (kheimôn), l’une et l’autre elles-mêmes divisées en périodes plus précises (« le premier éveil du printemps », « le blé en herbe », « la rentrée des récoltes », « les vendanges », etc.). Un désir identique de clarté se manifeste dans sa volonté de localiser géographiquement les événements : Thucydide donne tous ses soins — il n’est d’ailleurs pas à l’abri des erreurs — à l’étude des lieux qui furent le théâtre de la guerre.

Sur ce double arrière-plan de l’espace et du temps, il indique, avec une grande abondance de détails, les ressources matérielles et morales des belligérants (par exemple en I, cxl-cxlv et en II, xiii). Il ne s’en tient pas là : la même rigueur apparaît dans l’exact compte rendu des faits ; on suit point par point l’évasion des Platéens (III, xx, 24) ou les combats à Sphactérie (IV, xxix-xxxix). Ailleurs, il reproduit des documents authentiques, telle la teneur officielle de plusieurs traités (V, xxii ; V, xlvii). En ce sens, il n’agit pas autrement qu’un historien moderne ; il part des faits bruts et, grâce à des recoupements, les interprète, tout en soulignant les lignes de force.

Sa compétence est éprouvée. Son impartialité ne l’est pas moins. Sans doute Thucydide manifeste-t-il peu de sympathie pour Cléon, les mobiles de l’orateur démocrate lui paraissant suspects. Il reste que, par habitude d’esprit, par honnêteté intellectuelle et par pondération, il ne propose jamais de jugements à l’emporte-pièce. Il appartient au lecteur d’apprécier en toute liberté les individus et les événements : Thucydide ne cède à aucune prévention. L’objectivité de son récit est telle qu’il n’hésite pas à défendre les thèses que, par sa nature même, il condamnerait. Qui plus est, il se livre à une véritable « enquête contradictoire » lorsqu’il met tour à tour en avant les arguments des adversaires en présence. Est-il Athénien ou Lacédémonien ? Peut-être aimerait-on qu’il prenne position de façon nette, que le partisan apparaisse derrière l’auteur. Mais Thucydide ne veut être qu’un historien sans passion, qu’un savant qui juge de haut. La guerre du Péloponnèse est un merveilleux champ d’expérience politique, et l’historien s’en explique avec force : « J’ai fait tous mes efforts pour savoir les choses avec précision ; exilé de ma patrie pendant vingt ans, j’ai pu voir de près les affaires des deux partis, non seulement celles d’Athènes, mais aussi, grâce à mon exil, celles du Péloponnèse, et celles-ci mêmes avec plus de loisir encore que les autres » (V, xxvi, 5).


L’actualité d’une œuvre

À vrai dire, le récit de cette guerre, qui, dans l’œuvre de Thucydide, s’échelonne sur une vingtaine d’années et qui ne concerne que la seule Grèce, présente-t-il un intérêt universel ? N’est-ce pas un bien mince fragment de l’histoire de l’évolution de l’humanité ? Hérodote, lorsqu’il traite le conflit de l’Orient et de l’Occident, n’aborde-t-il pas un sujet autrement plus grave et plus propre à une méditation sur le sort des civilisations ? La guerre du Péloponnèse « fut la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna, pour ainsi dire, la majeure partie de l’humanité », déclare nettement Thucydide dans son préambule (I, i, 2), et, plus loin, il ajoute : « Cette guerre-ci comporta pour l’Hellade des bouleversements comme on n’en vit jamais dans un égal laps de temps » (I, xxiii, 1). Le problème de la décadence hellénique concerne-t-il vraiment, comme le pense l’historien, la totalité de la Grèce et, par-là, l’avenir de l’Occident ?

Il est possible que le noble livre de Thucydide ne soit qu’une tentative d’histoire, limitée dans la mesure même où elle ne met en scène que des événements contemporains et des hommes en proie aux affres de la guerre civile. Il n’empêche qu’il prête un relief saisissant à des êtres qui vivent devant tous, qui prononcent des harangues et qui, finalement, sont l’âme d’un peuple au bord de la ruine. C’est en ce sens que l’œuvre est singulièrement moderne. Par quels procédés l’auteur arrive-t-il à rendre encore actuel ce qui n’est pour nous qu’un lointain passé ?

On sait que les portraits des personnages en vue de l’époque abondent dans ces huit livres. L’originalité de Thucydide n’est pas dans une peinture fidèle et scrupuleuse des héros du drame, à la manière d’Hérodote. Ce qui est nouveau, c’est sa tentative pour dégager la faculté maîtresse d’un individu, faculté susceptible de modifier le comportement de la cité (ainsi l’honnêteté chez Nicias, la témérité chez Alcibiade, la violence chez Cléon, le génie politique chez Périclès). Qu’on ne cherche pas le détail pittoresque ou anecdotique, si cher à Hérodote. Thucydide vise au général : découvrir ce qui, chez un homme d’État, est le caractère d’un siècle, l’expression, à un moment donné, des grands mouvements du monde grec, par-delà les particularités individuelles.

Assurément, ces hommes politiques, ces généraux parlent beaucoup. Thucydide reste dans la tradition épique, qui veut que les personnages prononcent des discours. À nos yeux d’aujourd’hui, le genre paraît artificiel ; on est tenté de mettre en doute l’exactitude des paroles rapportées. Thucydide sait bien qu’une fidélité littérale aux propos des orateurs est illusoire, mais il précise : « En ce qui concerne les discours prononcés par les uns et les autres, soit juste avant, soit pendant la guerre, il était bien difficile d’en reproduire la teneur même avec exactitude, autant pour moi, quand je les avais personnellement entendus, que pour quiconque me les rapportait de telle ou telle provenance : j’ai exprimé ce qu’à mon avis ils auraient pu dire qui répondît le mieux à la situation, en me tenant, pour la pensée générale, le plus près possible des paroles prononcées » (I, xxii, 1). On constate qu’il n’est pas question de morceaux de bravoure, d’exercices de style gratuits, mais d’une reconstruction idéale, dans laquelle tel ou tel acteur de cette tragédie est l’interprète des sentiments et des volontés d’un peuple, et finit par personnifier ce peuple même. Quelques discours sont anonymes ; ainsi celui, célèbre, du député corinthien aux Lacédémoniens, admirable page de philosophie historique qui montre le génie propre des Athéniens et de leurs adversaires : « Eux [les Athéniens] sont novateurs, vifs pour imaginer, et pour réaliser leurs idées ; vous, vous conservez votre acquis, vous n’inventez rien, et, dans la réalisation, vous ne satisfaites même pas à l’indispensable. De même, eux pratiquent l’audace sans compter leurs forces, le risque sans s’arrêter aux réflexions, et l’optimisme dans les situations les plus graves ; votre façon, à vous, vous fait n’agir qu’en deçà de vos forces, vous défier même des plus sûres réflexions et, dans les situations graves, vous dire que vous n’en sortirez jamais. Ils sont, en face d’un peuple circonspect, un peuple d’initiative et, en face d’un peuple sédentaire, un peuple d’immigrants [...]. Le malheur, pour eux, est au moins autant le repos dans l’inaction qu’une activité en de continuelles épreuves. Aussi aurait-on raison de dire, en résumé, que leur nature est de ne pouvoir jamais ni connaître aucune tranquillité, ni en laisser au reste du monde » (I, lxx, 2-9).