Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Thoreau (Henry David) (suite)

Thoreau est le fils d’un fabricant de crayons, pour qui il invente un nouvel alliage de plomb. Étudiant à Harvard, il y écrit des traductions du grec (Prométhée enchaîné) et des poèmes (The Seasons). Mais il restera mauvais versificateur. En 1837, il fonde une école sur les principes modernes de non-brimades et d’observation de la nature. En 1840, il participe à la création de la revue The Dial (le Cadran) et devient l’ami d’Emerson et de Margaret Fuller. Il publie dans cette revue trente et un articles en quatre ans et assume une partie de la rédaction en chef.

Mais lui, qui savait manier la bêche et la scie, rêve d’une vie « naturelle ». En 1845-46 se situent deux épisodes importants, que la légende a amplifiés jusqu’au mythe. En mars 1845, Thoreau bâtit de ses mains une cabane en bois sur la rive nord du lac de Walden et s’y installe le 4 juillet. En 1846, cette sécession individuelle se double d’une arrestation : Thoreau est arrêté pour non-paiement d’impôts. Ce double épisode a été grossi. L’écrivain ne passe qu’une journée en prison, et Walden n’est pas le Far West ni la forêt vierge : c’est une propriété d’Emerson, entre la route et la voie ferrée qu’on vient de construire, à 3 km de Concord, où Thoreau vient souvent faire ses courses et voir ses amis. Celui-ci y cultive son jardin, mais écrit aussi A Week et une partie de Walden. Enfin, il n’y passe que deux ans. Il n’est pas un anachorète. Il fait seulement une expérience de vie rurale en relative autarcie. Il ne fuit pas la civilisation, mais il cherche un mode de vie plus favorable à la spiritualité. Il y a de la robinsonnade et de la retraite religieuse dans cette quête romantique du « bon sauvage », dont il s’explique : « Je suis allé vivre dans les bois parce que je voulais vivre vraiment, m’en tenir aux choses essentielles de la vie, pour voir si je pouvais apprendre ce que la vie enseigne et ne pas découvrir, à ma mort, que je n’avais pas vécu. » Loin d’être un ascète, Thoreau aime la vie d’un amour presque païen. Contre l’ambition puritaine yankee d’aller au-devant de la grâce par le travail et de compenser le péché par la réussite sociale, son transcendantalisme contemplatif est teinté de mysticisme immanent. Thoreau avoue lui-même chercher le grand Pan à travers les joies simples du travail artisanal, conçu comme prière, et la méditation naturelle. Son syncrétisme religieux, peu orthodoxe, veut adoucir et recycler le puritanisme yankee, dont l’austérité s’est égarée dans l’évangélie de l’entreprise. « Le grand Pan n’est pas mort. De tous les dieux, c’est celui que j’adore avec le plus de constance. » Sous le paganisme de la formule s’exprime le romantisme latent de la démarche religieuse de Thoreau.

Celui-ci quitte Walden en 1847 et fait plusieurs voyages en Angleterre, au cap Cod, au Canada. Son intérêt pour la nature se développe. Il devient inspecteur des Eaux et Forêts et mêle la recherche scientifique, la promenade et la méditation poétique. Une bonne partie de ses articles sont des descriptions de la faune et de la flore, associées à des réflexions générales ; Natural History of Massachusetts (1842), A Yankee in Canada (1850). Son premier livre, A Week on the Concord and Merrimack Rivers, est le récit d’un voyage dont chaque jour forme un chapitre. Mais le récit est gonflé de digressions sur le christianisme, l’histoire, les hindous, l’amitié, Goethe, Ralegh, le réformisme, Chaucer, etc. L’échec du livre ne décourage pas Thoreau, qui conçoit Walden sur le même plan rhapsodique. Mais l’expérience de l’écrivain à Walden est réduite à une seule année. La structure du livre tend à représenter le rythme des saisons comme le cycle d’une mort et d’une renaissance spirituelle, selon la symbolique chrétienne et romantique du développement spirituel. Le livre se rattache aussi à trois grands archétypes : celui de Robinson Crusoé, dans son effort pour résoudre individuellement les problèmes économiques ; celui de Gulliver, dans sa critique de la société dite « civilisée » ; celui du « Pilgrim’s Progress », enfin, dans son cheminement d’une quête spirituelle. Mais Thoreau, dans Walden, n’exhorte pas les hommes à abandonner la civilisation et leurs foyers. Ce célibataire pratiquant est trop individualiste pour faire école ou s’encombrer d’une communauté. Il invite simplement ses semblables à se demander si la civilisation ne sacrifie pas la fin aux moyens et n’aliène pas sous prétexte de libérer.

Il ne prétend pas que son expérience à Walden ait une valeur universelle. Il ne l’identifie jamais avec les utopies communautaires de Fourier ou de Brook Farm, qu’il considère avec méfiance. Il reste jusqu’à sa mort un citoyen original, mais bien intégré dans la petite ville de Concord, où il est connu et apprécié comme conférencier et naturaliste. Son étude Succession of Forest Trees (1860) est son travail le plus scientifique. Présenté à la Société d’agriculture, ce rapport cherche à concilier l’abattage des arbres et la protection de l’environnement. Thoreau y fait figure de pionnier de l’écologie. Quand il meurt de tuberculose, à quarante-cinq ans, il laisse de nombreux inédits, dont son immense Journal, publié en 1906, et The Maine Woods (1864), Autumnal Tints (1862), Cape Cod (1865), Summer (1884), Winter (1888), Autumn (1892), qui confirment sa réputation de « poète-naturaliste ».

Ce n’est qu’après sa mort que sa réputation se répandit, jusqu’à surpasser celle d’Emerson. On a tenté, avec quelque exagération, une présentation organique de ses idées, en particulier au plan social. En fait, Thoreau est d’abord le meilleur écrivain américain sur la nature, un rural qui a un sens romantique et contagieux d’émerveillement et de respect devant la beauté du monde. Ce transcendantaliste spontané cherche, par-delà le plaisir et l’évidence des sens, la « sur-âme » émersonienne dans la nature, conçue comme une réserve d’épiphanies. Ainsi, il tempère la terrible transcendance du Dieu puritain d’une sensibilité à l’immanence. Cet usage mystique des sciences naturelles conduit les scientifiques à sous-estimer ses travaux. Mais il explique l’intérêt croissant des néo-mystiques de l’écologie et de la « vie naturelle ». Car c’est moins la nature que la place de l’homme dans la nature que Thoreau cherche dans ses textes, qui sont à la fois des méditations poétiques et des essais naturalistes.