Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

théologie orthodoxe (suite)

En fait, c’est désormais dans la théologie spirituelle que va se manifester la richesse authentique de la pneumatologie orthodoxe, effectivement consonante avec une ecclésiologie de communion qui met l’accent sur l’accord des croyants auxquels l’Esprit donne de confesser et de glorifier (doxologie) le Christ comme Seigneur, plus que sur l’organisation juridique de la société ecclésiastique et sur les décisions de son magistère. Il est significatif à cet égard que la tradition orthodoxe ait accolé l’épithète de Nouveau Théologien (titre jusqu’alors réservé à l’évangéliste Jean et à saint Grégoire de Nazianze) à un simple moine, Syméon (v. 949-1022), hégoumène du monastère de Saint-Mamas, dont l’œuvre (catéchèses monastiques, traités spirituels et surtout hymnes spirituelles) témoigne qu’il fut un mystique dévoré par l’amour divin plutôt qu’un théologien au sens ordinaire de ce terme en Occident.

De même, la tentative d’une théologie scolaire, s’organisant selon les principes et les méthodes du platonisme, se solde par un échec : condamnation de Jean Italos (1082), disciple du philosophe Michel Psellos (1018-1078). La Panoplie dogmatique d’Euthyme Zigabène (xie-xiie s.) n’est qu’une compilation sans originalité de textes patristiques groupés sous vingt-huit titres. Les controverses avec les Latins, qui se multiplient à l’époque des croisades (xiie-xiiies.), se perdent en stériles discussions sur des points de détail secondaires ou sur des expressions souvent mal comprises. C’est à peine si l’on peut retenir, touchant la « procession du Saint-Esprit », l’interprétation originale et vigoureuse de Georges de Chypre (1241-1290), plus connu sous le nom de Grégoire qu’il prit après son accession au patriarcat de Constantinople (1283) ; son traité de l’Ekporèse du Saint-Esprit (1288) ouvre la voie dans laquelle devait s’engager un peu plus tard Grégoire Palamas (v. 1296-1359) [v. palamisme].

Ce nom est le seul qui mérite vraiment d’être retenu pour cette longue période. Mais son œuvre n’est intelligible que dans le cadre du grand mouvement de renouveau spirituel, issu du Sinaï, qui se développe alors dans les monastères du mont Athos*. C’est en effet pour assurer un fondement doctrinal aux expériences spirituelles des « hésychastes » (de hêsychia, repos, tranquillité) en même temps que pour les défendre contre les attaques du Calabrais Barlaam (v. 1290 - v. 1348) et sauvegarder à l’encontre des platonisants le réalisme d’une divinisation qui concerne l’homme tout entier, en son corps comme en son esprit, que Grégoire Palamas va proposer une théorie hardie et vigoureuse, jugée trop aventureuse par beaucoup, notamment en Occident. Dans l’intention de maintenir fermement à la fois l’absolue incommunicabilité de l’essence divine et le réalisme de la divinisation chrétienne, il introduit en Dieu une distinction entre l’essence et les « énergies ». Malgré les oppositions qu’elle rencontra, notamment de la part d’un ami de Palamas, Grégoire Akindynos († v. 1349), elle fut en fin de compte canonisée par les synodes de 1341 et surtout de 1351. Depuis lors, elle est considérée par certains théologiens, notamment russes, comme l’une des contributions les plus notables de l’orthodoxie byzantine à l’explication doctrinale de la foi chrétienne. L’essentiel des visées de Grégoire Palamas devait se trouver intégré, d’une manière remarquablement équilibrée, dans l’œuvre d’un théologien laïque, Nicolas Cabasilas (v. 1320 - v. 1387), qu’il importe de ne pas confondre avec son oncle, Nil Cabasilas († 1363), disciple fervent de Palamas, auquel il devait succéder comme archevêque de Thessalonique. La Vie en Christ et l’Explication de la liturgie de Nicolas Cabasilas, œuvres limpides et savoureuses de théologie sacramentaire, peuvent être considérées comme le chant du cygne de la théologie byzantine ; les longs commentaires liturgiques de l’archevêque Syméon de Thessalonique († 1429), riches d’information sur les usages de cette Église, n’intéressent qu’accessoirement la théologie, bien moins assurément que les mosaïques et les peintures qui sont la gloire de l’âge des Paléologues et témoignent de la vigueur d’une renaissance doctrinale et spirituelle autant qu’artistique.


L’époque des « pseudomorphoses » (xvie-xviiie s.)

Malgré l’intérêt de certaines des contributions auxquelles ils donnèrent lieu, les débats du concile de Florence (1439-1442) et l’union manquée qui les sanctionna (6 juill. 1439) ne témoignent pas d’un réel progrès dans le dialogue entre les théologies latine et byzantine. La chute de Constantinople (1453) allait bientôt créer une situation nouvelle et suspendre pour plusieurs siècles tout réel progrès de la pensée orthodoxe dans sa ligne propre. Paradoxalement, durant la période d’hégémonie turque, dans les territoires soumis à la domination ottomane mais également dans la Russie moscovite, qui devient le principal foyer de l’orthodoxie, celle-ci va se laisser entraîner à la remorque de la théologie scolaire occidentale, de ses méthodes et de ses controverses. Le durcissement de l’opposition antiromaine va conduire les théologiens orthodoxes à se mettre à l’écoute des théologiens protestants, alors même qu’ils définissent contre eux les positions de la doctrine orthodoxe. C’est ce phénomène qu’on a pris l’habitude de qualifier de « pseudomorphoses ». Celles-ci se manifestent d’une part dans les « confessions de foi » sur le modèle de celles qu’élaborent les Églises réformées évangéliques. Tel est notamment le cas avec Cyrille Lukaris (1572-1638), ancien étudiant de l’université de Padoue — comme le seront bon nombre de ces théologiens — devenu patriarche de Constantinople. Sa Confession de foi (1631), d’inspiration calviniste, sera condamnée après sa mort. S’y opposeront, au titre de la tradition orthodoxe, le Catéchisme, ou Confession du métropolite de Kiev Pierre Moguila (Petr Simeonovitch Moguila, 1596-1647) et celle du patriarche de Jérusalem Dosithée (1641-1707). Le seul théologien grec dont le nom mérite d’être retenu, Eugène Bulgaris (Voúlgharis 1716-1806), n’est guère que l’écho de la scolastique latine de son temps, marquée par l’influence de Locke, de Leibniz et de Wolf. Le retour à la tradition s’affirme par contre chez des polygraphes de l’Athos : Macaire de Corinthe (1731-1805), Athanase de Paros (v. 1725-1813) et surtout saint Nicodème l’Hagiorite (1749-1809). Leur vaste compilation spirituelle, la Philocalie (Venise, 1782), connaîtra un retentissement immense dans la Russie du xixe s. grâce d’abord à la traduction slavonne d’un moine athonite de Roumanie, russe d’origine, Païssi Velitchkhovski (1722-1794) ; on doit également à Nicodème l’édition commentée des textes canoniques, le Pidalion (Leipzig, 1800), qui condense la tradition disciplinaire, mais aussi doctrinale, de l’orthodoxie byzantine. Ce courant sera prolongé et vulgarisé dans la Grèce indépendante du xixe s. notamment par un théologien laïque, Apostolos Makrákis (1831-1905), que l’on peut considérer comme le père du renouveau du xxe s. Celui-ci devra beaucoup au rayonnement spirituel d’un moine, le P. Eussévios Matthópoulos (1849-1929), qui réunit en 1907 de jeunes théologiens au sein de la « Fraternité de la Vie » (Zoí). Parmi ses disciples, il faut au moins citer le professeur Panaghiótis Trembélas (né en 1886), auquel on doit une importante Dogmatique de l’Église orthodoxe catholique, traduite en français (1966-1968).