Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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théâtre (suite)

Mais on ne saurait justifier l’usage de moyens rationnels pour exprimer l’absurde, idée clairement exprimée par Alfred Jarry* : « Je pense qu’il n’y a aucune espèce de raison d’écrire une œuvre sous une forme dramatique à moins que l’on n’ait la vision d’un personnage qu’il soit plus commode de lâcher sur une scène que d’analyser dans un livre. » Antonin Artaud place le théâtre de la cruauté sous une double appellation où raison et logique brillent par leur absence : « nerfs et cœur ». Eugène Ionesco, par la bouche de Nicolas, déclare : « Je rêve d’un théâtre irrationaliste », idée que le policier traduit aussitôt par « un théâtre non aristotélicien », et, dès ses débuts, un metteur en scène célèbre de la nouvelle vague, Jorge Lavelli (né en 1933), affirmait : « Je suis attiré par un théâtre de violences et de transes. » Libéré de la raison, le théâtre restait limité par une dernière entrave, l’imitation du réel, déjà condamnée par Chateaubriand : « Cette exactitude dans la représentation de l’objet inanimé est l’esprit de la littérature et des arts de notre temps ; elle annonce la décadence de la haute poésie et du vrai drame. » On ne s’étonnera donc pas de lire dans Notes et contre-notes (Ionesco, 1962) : « Le réalisme [...] est en deçà de la réalité. Il la rétrécit, l’atténue, la fausse. Il ne tient pas compte de nos vérités et de nos obsessions fondamentales : la mort, l’amour, l’étonnement. »

Le langage constitue la première victime de cette offensive a-réaliste et a-logique. Alfred Jarry déjà ressuscitait la tradition rabelaisienne en jouant, avec une énorme désinvolture, sur les mots, À ce viol permanent Antonin Artaud préfère l’annihilation complète et vise au « langage théâtral pur, qui échappe à la parole ». Actuellement, on peut rapprocher la fameuse devise de Samuel Beckett : « Nommer, non, rien n’est nommable ; dire, non, rien n’est dicible » de l’attitude d’Eugène Ionesco : « Le langage des hommes, qu’il me semble percevoir et qui est pour moi hermétique ou vide, comme arbitrairement inventé, leurs démarches, tout se décompose, tout s’égare dans le non-sens, tourne infailliblement au dérisoire ou au burlesque, au pénible, et c’est de ce vide existentiel que peuvent naître les comédies. » Cette conception l’amène quelquefois à détruire le langage articulé et même les mots (par exemple aux dénouements de la Cantatrice chauve, la Leçon, la Soif et la faim) et le rapproche de l’idéal lettriste d’Isidore Isou (né en 1926), qui fonde son « théâtre discrépant » sur diverses successions de phénomènes dont certains semblent auditifs, comme dans la Marche des jongleurs (1954). Arthur Adamov* tire la conséquence de la théorie et décrit ainsi la genèse de son œuvre : « L’idée me vint alors de montrer sur la scène le plus grossièrement, le plus visiblement possible, la solitude humaine, l’absence de communication. » Il ne s’agit plus alors de détruire ou de ridiculiser le langage, mais de le condamner. L’homme lucide se rend compte du fait que le verbe ne se trouve pas dans la joie des commencements, mais dans les affres sinistres de la fin. Le Professeur Taranne (1953), Comme nous avons été (1954) et Ping-Pong (1955) nous montrent le langage qui vient parfaire la curée, le pourrissement de l’homme : dans la première, un jeune homme bon à marier redevient mentalement un bébé parce que sa mère et sa grand-mère pratiquent sur lui une régression du langage ; dans la seconde, un homme respectable s’effondre devant la rumeur publique qui l’accuse faussement d’exhibitionnisme, délit qu’il finit par commettre ; dans la troisième enfin, les mots servent de révélateurs à la décadence :
— Le vieux : [...] « Mais c’est un dialogue qu’il nous faut. Rien de bon, rien de grand ne sort jamais du monologue. »
— Arthur : « Eh bien l’essentiel, pour moi, est dans les trous... Il y a dans les trous toutes les possibilités imaginables. »

Ainsi aboutissons-nous à d’autres moyens de communication que le langage, des procédés élémentaires et grossiers non sans rapports avec ceux du guignol, du cirque et du music-hall. Les héros de Samuel Beckett*, Vladimir et Estragon, Pozzo et Lucky (En attendant Godot), Hamm et Clov (Fin de partie), constituent de pitoyables fantoches, réduits à jouer leur vie parce qu’elle est inexistante. Les mots importent peu, transformés en Paravents — d’où le symbole du titre de la pièce (1961) de Jean Genet* — derrière lesquels des pitres s’agitent. On n’est pas loin de la perspective shakespearienne : « Le monde est une histoire de fous, racontée par un idiot et dénuée de signification », rappelle Ionesco en préface à Macbett.

Une simple comparaison entre la Putain respectueuse (J.-P. Sartre, 1946) et les Nègres (J. Genet, 1959) nous montre, sur un thème identique, le chemin extraordinaire parcouru en une douzaine d’années. À la progression linéaire et dramatique du message de Sartre, Genet substitue une succession désordonnée de coups de boutoir avec des jeux d’images discordants et des caricatures à la Ubu, et tout cela culmine dans un sacrifice humain : la femme blanche imaginaire tuée par les Noirs, soucieux de se conformer à l’image que présentait d’eux un langage perverti. En seconde phase, une guerre raciale avec massacres de Noirs et de Blancs, avec toujours pour détonateur le langage. En outre, le rituel du théâtre se fonde, grâce à une paradoxale inversion, sur l’obstacle même : « Nous aurons la politesse, apprise par vous, de rendre la communication impossible. La distance qui nous sépare, originelle, nous l’augmenterons par nos fastes, nos manières, notre insolence, car nous sommes aussi des comédiens » (Archibald dans le prologue des Nègres). Si l’insolence paraît bien actuelle, nous retrouvons aussi dans ce cri la fameuse distanciation de Bertolt Brecht — distance que crée l’insistance du regard sous lequel le familier devient insolite — et la célèbre interrogation de Luigi Pirandello*, toujours vivante, sur la nature du théâtre et son essence — l’impossibilité de fixer véritablement son lieu.