Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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théâtre (suite)

Par essence, les grands thèmes mythologiques comportent une actualité permanente, raison même de leur survie. La guerre de Troie n’aura pas lieu, de Jean Giraudoux*, triompha en 1935, époque où Hitler asseyait son pouvoir. Elle a été reprise au théâtre de la Ville (Jean Mercure) en 1971, annoncée par des affiches portant, en surimpression, les noires silhouettes d’avions de bombardement, affiches qui auraient pu servir à la publicité du célèbre film de Peter Sellers sur la guerre nucléaire accidentelle, Dr Folamour (Dr Strangelove). Là encore, le théâtre retrouve son aspect rituel, puisque la fin est dans le commencement, voire dans le titre : lisant sur les affiches La guerre de Troie n’aura pas lieu, écoutant Andromaque proclamer la même formule dès la première réplique, nous réagissons spontanément, sachant qu’elle a eu lieu, que les Troyens s’endormaient dans un optimisme qui débouchait sur l’annihilation. Comment alors ne pas évoquer l’optimisme des Européens quatre ans avant la Seconde Guerre mondiale ? Et nous voilà entraînés à méditer sur la formule actuelle : « La guerre nucléaire n’aura pas lieu. » D’où l’extraordinaire retentissement de certains passages, comme le fameux discours aux morts d’un général « sincère », Hector : « Nous sommes les vainqueurs. Cela vous est bien égal, n’est-ce-pas ? Vous aussi vous l’êtes. Mais nous, nous sommes des vainqueurs vivants. C’est ici que commence la différence. C’est ici que j’ai honte » (II, v).

Dans le chef-d’œuvre d’Anouilh, Antigone — et, d’ailleurs, avec un digne dégoût —, Créon relate : « Moi aussi j’ai fait un discours », dont il décrit l’objectif : « Faire un héros. » Il expliquait quelques instants auparavant : « Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains et s’en mettre jusqu’aux coudes », bref l’attitude même du très moderne Hoederer dans les Mains sales, drame écrit quatre ans plus tard. De plus, ce thème ancien mais toujours actuel se trouve renforcé par une technique révolutionnaire dans le traitement du temps. Dès le prologue, nous savons qu’Antigone « va mourir » et « qu’elle s’éloigne de nous à une vitesse vertigineuse ». Vers la fin, le dramaturge souligne cette accélération tragique en décalant la mort psychologique — « Je vous parle de trop loin maintenant, d’un royaume où vous ne pouvez plus entrer » — de la mort physique : « Là, c’est fini pour Antigone. » Ce même procédé s’enrichit dans la pièce d’André Obey Une fille pour du vent (Comédie-Française, 1953), où, dès le début, on voit un soldat apprenant sa mort du fait que les vivants autour de lui ne le voient pas et ne l’entendent pas. Dans la dernière scène, Iphigénie meurt psychologiquement avant son sacrifice, elle reçoit alors le privilège de percevoir ce fantôme de soldat et s’entretient avec lui, d’où un dialogue d’outre-tombe au pathétique inversé, car les martyrs sont les vivants.


L’absurde

Les habitants de la ville de Cadix lancent au Ciel la prière suivante : « Pardonnez-nous, mon Dieu, ce que nous avons fait et ce que nous n’avons point fait. » Ainsi l’État de siège (1948) de Camus peut-il apparaître comme le symbole privilégié de l’absurde*, tout corps vivant se trouvant toujours assailli de toutes parts, ce qui permettait à Claude Bernard de dire : « La vie, c’est l’ensemble des forces qui conduisent à la mort. »

Privé de toute profondeur métaphysique par le matérialisme moderne, l’homme, limité dans le temps et dans l’espace, retrouve le douloureux étonnement d’exister, ligne de faiblesse d’une pensée allant de saint Augustin aux existentialistes, et passant par Pascal et Malebranche. L’idée se trouve déjà évoquée par un personnage d’Armand Salacrou, dans une pièce tragique nommée justement Un homme comme les autres (1936) : « Notre existence m’est soudain apparue d’une absurdité triste... Rien n’a plus de sens que la solitude et la mort. » Cette perspective sur le monde posée, reste la question des moyens de l’exprimer.

Un certain nombre d’auteurs usent d’un langage et de situations s’interprétant de manière rationnelle. Jean Anouilh, dans sa première pièce, nous montre Humulus le muet (1929), qui a reçu un traitement lui permettant de prononcer un mot par jour. Amoureux de la jeune Hélène, il prolonge son silence pour économiser ses mots. Puis il utilise le stock ainsi constitué pour faire sa déclaration, mais elle n’entend pas, car elle est sourde ! Le drame de la non-communication, ici très efficacement communiqué, caractérise l’absurde. La Folle de Chaillot (créée en 1945 par Louis Jouvet) triomphe comme chef-d’œuvre de la communication rationnelle de l’absurde, à la fois dans de multiples détails du dialogue de Jean Giraudoux, comme : « Pour les abeilles par exemple, rien n’est plus exact que l’essaim dépérit si l’on oublie de mettre un crêpe à une ruche dont le propriétaire est mort » (acte I), et dans les situations, qui vont de la découverte d’un gisement de pétrole sur la butte de Chaillot à l’escalier d’égout fantasmagorique d’où l’on ne revient pas ; « Après soixante-six marches, on trouve un carrefour en étoile dont chaque chemin aboutit à une impasse » (acte II) ; dans cette oubliette s’engouffrent pour y disparaître à jamais tous les personnages odieux et cupides de cette « comédie ». D’où l’invitation de la réplique finale : « Occupons-nous maintenant des êtres qui en valent la peine. » Dans le domaine tragique, Caligula (1945) de Camus nous explique fort clairement une situation aberrante : « On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux. » À la limite, l’absurde se projette rationnellement, à la scène finale de la pièce les Séquestrés d’Altona (1960) de J.-P. Sartre, dans une projection cosmisante : « Peut-être n’y aura-t-il plus de siècles après le nôtre. Peut-être qu’une bombe aura soufflé les lumières. Tout sera mort : les yeux, les juges, le temps. Nuit. Ô tribunal de la nuit, toi qui fus, qui seras, qui es, j’ai été ! »