Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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théâtre (suite)

Les grands dramaturges de l’engagement chrétien savent, par divers moyens, éviter cet impérialisme doctrinal. Paul Claudel* nous emporte sur une vision poétique qui transmute en or divers matériaux, qu’il s’agisse de pure légende (l’Annonce faite à Marie, 1912), de pseudo-histoire (l’Otage, 1910) ou d’une quête surhumaine à travers le monde (le Soulier de satin, 1924 ; le Livre de Christophe Colomb, 1927). Charles Péguy*, avec sa vision épique, se situe aux antipodes de François Mauriac et de son intimisme, mais nous laisse tirer les mêmes conclusions. Une comparaison entre Dialogues des carmélites et Port-Royal prouve l’ouverture de ces œuvres. Elles ne permettent pas de distinguer entre les deux auteurs, alors qu’en fait un abîme spirituel sépare Georges Bernanos*, catholique militant, d’Henry de Montherlant*, qui affirme avoir « composé des pièces catholiques sans avoir la foi ».

Le vrai théâtre engagé de notre époque concerne plutôt la condition humaine, avec ses définitions permanentes allant de Montaigne à Malraux, comprenant d’ailleurs les cas particuliers des engagements existentialistes ou chrétiens.

Henry de Montherlant mérite, nombre de critiques le remarquèrent, d’être appelé le Corneille de notre siècle. Trois fois il réédita, dans la veine espagnole, l’inspiration du Cid, pièce engagée par excellence, avec la Reine morte (1942), le Maître de Santiago (1948) et le Cardinal d’Espagne (1960). Toujours le même problème vital : un individu, puissante personnalité, résiste au nivellement imposé par le groupe social à ceux qui vivent seulement comme reflets. De ce heurt naissent grandeur et tragédie, car l’homme affirme son existence en s’opposant. Armand Salacrou (né en 1899) présente le même conflit dans son chef-d’œuvre, La Terre est ronde (1938), où l’analyse d’une dictature, celle de Savonarole à Florence, en révèle le mécanisme et son terrible enchaînement. Poussé par une préoccupation semblable, Albert Camus* dans les Justes (1949) nous montre, avant même la prise du pouvoir par les révolutionnaires, l’idée de justice se dressant contre le sacro-saint impératif d’efficacité. Insérés dans des phases différentes de l’histoire (Moyen Âge, xvie et xixe s.) et de la géographie (Portugal, Italie et Russie), ces drames nous présentent une leçon commune, cruciale en notre époque où les ordinateurs menacent de terminer le processus de déshumanisation. Ils rejoignent l’humour noir du plus célèbre poète anglais d’aujourd’hui, W. H. Auden*, notamment dans la satire intitulée le Citoyen inconnu, dédiée au numéro matricule J. S. -07 - M 378 qui, dûment, sur le beau monument de marbre, remplace le nom de ce mort n’ayant jamais vraiment vécu. L’opposé exact de l’Antigone (1944) de Jean Anouilh, car ce citoyen entre glorifié dans l’histoire parce qu’il obéissait et ne causa jamais nul ennui à aucune autorité, si petite fût-elle et :
« Qu’il professait les opinions convenables pour chaque époque de l’année,
Quand la paix régnait, il était pacifiste,
Quand il y avait la guerre, il y allait. »

Mais il faut ajouter que l’auteur d’Antigone constate, onze ans après la première de sa tragédie : « [...] la révolte, seule, est conformiste de nos jours. Il n’est même pas impossible (au point où nous en sommes de dire des bêtises, il n’y a pas à se gêner) que dans une société future bien organisée (elle nous en promet bien d’autres !), le théâtre devienne obligatoire pour tout le monde. On ferait alors une énorme économie d’assassins, de femmes adultères et de dictateurs » (Paul Vandromme).


Mythologie moderne

Le théâtre moderne a vu un regain des sujets mythologiques, à l’étranger (l’Allemand Bertolt Brecht* avec Antigone de Sophocle, les Américains Robinson Jeffers avec Médée et Eugène Gladstone O’Neill* avec sa trilogie sur Electra) comme en France, de Jean Cocteau avec Orphée (1927) à Eugène Ionesco avec Macbett (1972). On pourrait étendre la définition du mythe pour inclure les personnages plus ou moins légendaires allant de Caligula (Albert Camus, Caligula, 1938, joué en 1945) au pape Pie XII (Rolf Hochhuth, le Vicaire, 1963), en passant par Thomas Becket (T. S. Eliot*, Meurtre dans la cathédrale, 1935 ; Jean Anouilh, Becket ou l’Honneur de Dieu, 1959), et y comprendre aussi, dans une perspective unanimiste, des périodes historiques caractérisées, comme celles des persécutions religieuses et de la poursuite du diable dans les Sorcières de Salem, titre donné en 1954 par Marcel Aymé (1902-1970) à sa traduction du drame d’Arthur Miller* The Crucible (1953), ou de la Révolution française dans Marat-Sade (titre complet : la Persécution et l’assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade) de Peter Weiss (né en 1916), créé à Berlin en 1964. Cela ne doit pas nous conduire à supposer que de tels sujets ressortissent nécessairement au tragique : Armand Salacrou nous fait rire avec le Soldat et la sorcière (joué par Charles Dullin [1885-1949] en 1945) comme Jacques Audiberti* avec sa comédie la Logeuse, où l’héroïne, Mme Cirqué, réincarne le mythe de Circé la magicienne, fille du Soleil, qui envoûtait les hommes et faillit même retenir en permanence Ulysse sur le chemin de son retour vers Pénélope. De toute façon, les frontières sont mal définies, comme le remarque Jean Cocteau : « L’histoire est du vrai qui devient faux à la longue (et de bouche en bouche) alors que la légende est du faux qui devient véritable » ; et sur ce flou, l’inspiration théâtrale se développe.

Alors, l’auteur joue sur les deux tableaux de la permanence et de l’actualité. Le mythe, situé à une confluence entre une histoire et notre histoire, possède une faculté extraordinaire de développement qui peut monter à un niveau cosmique : Œdipe illustre ces trois aspects, historique, psychique et cosmique (le personnage, le fameux complexe, le jour et la nuit). Dans la Machine infernale (1934), Jean Cocteau utilise d’une façon admirable cet immense paradoxe — seul le devin Tirésias, l’aveugle, connaît la terrible vérité : « Un orage arrive du fond des siècles. La foudre vise cet homme et je vous demande, Créon, de laisser la foudre suivre ses caprices, d’attendre immobile, de ne vous mêler de rien. » Lorsque Œdipe saura tout, il se crèvera lui-même les yeux, faisant rebondir le mythe de l’aveugle-voyant. Ce drame mythologique annonçait aussi les techniques les plus modernes de mise en scène, fruits d’une coopération entre Louis Jouvet, Christian Bérard et le poète lui-même. Ainsi, la « Voix » mystérieuse annonce le déroulement de la tragédie, et notamment nous prévient de cet étrange retour en arrière par lequel l’acte II commence au même instant que l’acte I, mais dans un autre lieu. L’auditoire, plongé dans une totale obscurité, ne peut localiser cette voix (celle de Jean Cocteau) diffusée par de nombreux haut-parleurs disséminés dans la salle : bien avant l’invention de la stéréophonie, on nous plongeait intégralement dans un bain auditif. Autre signe avant-coureur de notre temps, on utilisait des lumières nouvelles, comme le violet des ampoules à vapeur de mercure, technique de conditionnement qui se retrouvera, exploitée au maximum, dans des présentations comme celles de la pièce de Strindberg, le Songe, à la Comédie-Française (1970), et dans les comédies musicales pop comme Hair (1969, à Paris).