Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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théâtre (suite)

À ce dépouillement s’opposera une mise en œuvre, poussée jusqu’au paroxysme, des moyens du théâtre autour de l’acteur et des figurants, mis au premier plan. Georg Fuchs (1868-1949) et Fritz Erler (1868-1940), en Allemagne, Max Reinhardt (1873-1943) et Piscator en Autriche, les constructivistes Meyerhold, Nikolaï Pavlovitch Okhlopkov (1900-1967), Nikolaï Nikolaïevitch Ievreinov (1879-1953) et Aleksandr Iakovlevitch Tairov (1885-1950) en U. R. S. S. se rattacheront à cette dernière tendance. On assiste à une véritable exaltation de tous les moyens dramatiques et des conventions qui leur sont attachées (changement de décor faisant partie du spectacle, etc.). Et c’est chez les représentants de cette tendance que l’on retrouve liée à cette mise en action de la synthèse des moyens dramatiques la notion de théâtralité, exprimée notamment par Ievreinov et par Fuchs.

Orientés vers la pratique du théâtre, exposons les prolongements des opinions qui précèdent en posant le problème des rapports du metteur en scène et de l’auteur (ou de son œuvre). Nous touchons ici à l’un des points de friction les plus aigus du conflit suscité par la mise en scène.

Les principales solutions théoriques et pratiques que le théâtre a connues au cours de ces quatre-vingt-dix dernières années apparaissent, de façon privilégiée, à propos de la mise en scène des œuvres classiques.

Trois tendances peuvent être distinguées.

Dans les rapports du metteur en scène et de l’œuvre écrite, une première tendance, propre en France à un Copeau ou un Jouvet, en Allemagne à un Erich Engel (1891-1966) ou un Paul Legband, en Italie à un Orazio Costa (né en 1911), fait prédominer le respect total de cette œuvre. Ses représentants sont, selon le terme qu’ils ont employé eux-mêmes, les « serviteurs du texte ».

Une deuxième tendance fait prédominer sur le respect des exigences du texte le respect des exigences du théâtre. Ses représentants, un Appia en Suisse, un Craig en Angleterre, un Tairov en U. R. S. S., un Leopold Jessner (1878-1945) en Allemagne, un Barrault en France, un Peter Brook en Angleterre, se considèrent comme des puristes, des formalistes. Ce sont les « serviteurs du théâtre ».

Selon une troisième tendance doivent prédominer sur les exigences du texte et les exigences du théâtre celles d’une idéologie. Un Piscator en Allemagne, un Leon Schiller en Pologne, un Roger Planchon (né en 1931) en France, un Julian Beck (né en 1925) aux États-Unis peuvent représenter cette tendance.

Notons que ces trois tendances ne coïncident pas exactement avec les différentes conceptions qui viennent d’être formulées sur le rôle que s’attribuent les metteurs en scène. À travers les divergences il y a une constatation importante à faire : c’est que, fréquemment, en cette matière difficile, la production de certains artistes est en contradiction avec les réflexions qu’ils ont publiées. Beaucoup qui se déclarent serviteurs du texte, sont contredits par leurs réalisations. Ce sont ceux, précisément, qui admettent une sorte de compromis entre les exigences de la pièce et celles de la scène.

Remarquons encore que, d’un point de vue strictement historique, c’est-à-dire chronologique, il n’y a pas d’observations à présenter en ce qui a trait à ces trois tendances, qui se manifestent simultanément à toutes les époques. Que, d’autre part, du point de vue national, quelques traits dominants et constants peuvent être dégagés : les Français et les Italiens appartiennent en majorité à la première tendance, celle des serviteurs du texte ; les Russes, les Allemands, les Polonais, à la troisième, celle des serviteurs d’une idéologie. Positions, dans ces deux cas, qui apparaissent comme traditionnelles et dépassent la période contemporaine.

À cette notion capitale de théâtre-synthèse spécifique, nombre de metteurs en scène ont, en face de leurs détracteurs, lié une justification de leurs conceptions et une définition de leurs rôles. Précisément, ce rôle consiste, pour eux tous, à réaliser cette synthèse et à la maintenir.

Dans Critiques d’un autre temps, Copeau écrit : « Par mise en scène nous entendons : le dessin d’une action dramatique. C’est l’ensemble des mouvements, des gestes et des attitudes, l’accord des physionomies, des voix et des silences ; c’est la totalité du spectacle scénique, émanant d’une pensée unique, qui le conçoit, le règle et l’harmonise. Le metteur en scène invente et fait régner entre les personnages ce lien secret et visible, cette sensibilité réciproque, cette mystérieuse correspondance des rapports, faute de quoi, le drame, même interprété par d’excellents acteurs, perd la meilleure part de son expression. »

Mais les opinions diffèrent, lorsqu’il s’agit de déterminer la place qu’il est possible d’attribuer à cette fonction dès qu’on la considère du point de vue artistique.

Georges Pitoëff (1884-1939) occupe une position extrême : il ne craint pas de voir dans la mise en scène un art distinct, en une certaine manière, indépendant. Il écrit : « Le metteur en scène, autocrate absolu, en rassemblant toutes les matières premières à commencer par la pièce elle-même [...] fait naître par l’expression de l’art scénique qui est son secret, le spectacle. »

D’autres, comme Gordon Craig ou Artaud, considèrent le metteur en scène comme le maître, le véritable artiste de théâtre, du fait qu’il est chargé du maniement des moyens d’expression vraiment spécifiques : les moyens de la scène.

D’autres, comme Gémier ou Baty, le considèrent comme un maître dans le domaine qui est le sien — celui de la scène.

D’autres sont hostiles à le considérer comme un artiste et préfèrent utiliser le terme de maître ouvrier, d’artisan au service de l’œuvre écrite : ce sera le cas de Dullin, de Jouvet et de Jacques Copeau, qui semble tenté de concilier les divergences et les antagonismes que ces deux fonctions peuvent impliquer lorsqu’il considère qu’écrire la pièce et la mettre en scène sont les deux temps d’une même démarche de l’esprit.

D’autres, enfin, plus particulièrement après mai 1968, contestent l’autorité de ce metteur en scène, dictateur raté qui se libère au théâtre de ses aspirations de domination. Dans cet art d’équipe qu’est le théâtre, l’ensemble des tâches de la mise en scène doit devenir, prétendent-ils, une œuvre collective.