Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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théâtre (suite)

Mais les applications scéniques de ces conceptions d’un théâtre de formation politique institutionnalisé ne diffèrent guère, pour l’essentiel, de celles des troupes théâtrales d’action révolutionnaire contemporaines opérant en Amérique du Nord ou en Amérique latine, dans certains pays d’Asie ou en Europe — aussi variés que puissent être les motifs et les buts idéologiques qui les inspirent et les lieux où elles se manifestent. Qu’elles soient placées sous la conduite de metteurs en scène militants ou qu’elles entendent pratiquer, par la création collective, une véritable démocratie directe, il s’agit de traduire clairement, pour un public non averti, des intentions et des idées, des situations, des actions et des personnages au moyen d’un certain réalisme — les analogies entre un Brecht et un Antoine ont déjà été indiquées. Mais le formalisme de la « théâtralité » mis à part, le choix du théâtre comme médiateur, de ses pouvoirs propres d’action et d’expression, reste consciemment exploité. En raison de la communication directe et concrète qu’il opère d’homme à homme, de son pouvoir de montrer un fait ou un événement, avec leurs dimensions temporelles et spatiales, devant un public assemblé, de provoquer, par certaines structures architecturales, d’ailleurs traditionnelles, un constat, une prise de conscience critique, d’exploiter par des images ou des films projetés l’intervention de documents — preuves authentiques, contrepoints à une action qui contiendra une part de fiction —, de pousser la logique d’un tel emploi du document — fréquemment repris par Piscator — jusqu’à un théâtre dit « document » d’un Peter Weiss, de provoquer par l’emploi de moyens et de procédés proprement théâtraux (maquillages, masques, marionnettes, costumes inventés, dispositifs architectures ou décors en trompe-l’œil), l’accentuation de différences entre lieux, personnages ou situations.

Mais l’emploi, par le Berliner Ensemble par exemple, du théâtre à l’italienne ou du défilé à la flamande de poupées géantes, utilisées par le Bread and Puppet Theatre, montre assez que le théâtre politique limite, en bonne logique, les pouvoirs de la mise en scène à une stricte mise en valeur des idées par des procédés d’une lisibilité éprouvée et immédiatement perceptible. L’ambition commune aux représentants de ce mouvement n’est autre, pour reprendre la formule de René Allio (né en 1921), que d’utiliser le théâtre comme « une machine à faire voir ».


Les metteurs en scène et la mise en scène

Plaçons-nous au moment où le metteur en scène entreprend son travail : entre la pièce et les différents moyens d’expression de la scène.

Afin de mieux marquer les différentes positions adoptées dans les idées et dans les réalisations, partons de la notion capitale à laquelle tous les metteurs en scène ont abouti : celle de théâtre-synthèse artistique, originale, spécifique. Et cette notion vaut à la fois pour l’art et pour l’œuvre à réaliser.

Deux tendances principales se manifestent :
— une tendance qui admet en principe l’égalité des éléments composant la synthèse et nous paraît avoir comme principal représentant Gaston Baty ;
— une tendance qui admet que la synthèse suppose nécessairement, pour être dramatiquement valable, une hiérarchie.

Cette seconde tendance, qui rallie la majorité des hommes de théâtre, se divise à son tour en plusieurs courants, selon la place respective réservée aux différents éléments de la synthèse.

Pour Gaston Baty, qui fonde les Compagnons de la Chimère en 1920, reprenons quelques-unes des formules utilisées dans ses écrits théoriques et illustrées par ses mises en scène : le drame intégral doit pouvoir exprimer une intégrale vision du monde, et chaque élément a, en principe, une valeur égale : la mimique, le geste, le texte, la musique, le décor. Le texte, par lui-même, n’a aucune valeur privilégiée une fois qu’en préparant son travail le metteur en scène en a extrait la pensée de l’auteur. Si, dans chaque cas particulier, une hiérarchie doit intervenir, c’est en fonction de la pensée et non des mots chargés de l’exprimer.

Jean-Louis Barrault, dans ses Réflexions sur le théâtre (1949), se déclare partisan d’un théâtre total, c’est-à-dire de l’utilisation totale de tous les moyens d’expression que peut apporter l’être humain : chant, diction lyrique, diction prosaïque, art du geste, geste symbolique, geste lyrique et danse... Notons, en passant, que cet art total ne fait qu’utiliser la totalité des moyens de l’acteur ; mais, ce dernier n’étant pas seul, la première place se trouve lui être ainsi attribuée.

Voyons quelques autres conceptions qui, explicitement ou implicitement, instaurent une hiérarchie entre les éléments composant la synthèse dramatique.

Pour Appia, la musique, le jeu corporel de l’acteur, la plantation, l’éclairage doivent l’emporter sur le dialogue et la peinture décorative — parce qu’ils sont moyens d’expression et non de signification, et qu’ils traduisent la vie affective et sa mobilité, qualité qui répondrait à l’essence même du théâtre.

Pour Gordon Craig, pour les représentants du théâtre du Bauhaus*, pour Enrico Pramprolini et les futuristes* italiens, pour J. Polieri (né en 1928) et N. Schöffer*, les éléments plastiques rendus mobiles doivent l’emporter sur l’acteur, qui s’identifiera avec eux. Ils doivent l’emporter également sur l’élément littéraire. Cette conception repose sur l’origine du théâtre, que Craig place dans la danse et le modèle que constituent les théâtres orientaux. Selon lui, le mot, par nature, est contraire à l’essentielle mobilité du théâtre.

Pour un nombre important d’autres praticiens en France (Lugné-Poe, Gémier, Copeau, Dullin, Jouvet), en Allemagne (Carl Hagemann, Erich Engel), en Italie (Orazio Costa), au Danemark (Sam Besekow), le texte est l’élément primordial, et les moyens les plus aptes à le mettre en valeur devront prendre la place principale.

Firmin Gémier (1869-1933) et Copeau distingueront, partant de là, deux sortes de mises en scène : l’une « psychologique », jugée indispensable ; l’autre « picturale », jugée secondaire.

Dans cette perspective s’inscriront, à la limite, les tentatives de suppression du décor et de l’accessoire, du jeu devant des rideaux, d’un art de la suggestion faisant appel à l’imagination du spectateur.