Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

théâtre (suite)

La réaction antinaturaliste

La réaction antinaturaliste est marquée par la fondation du théâtre d’Art du poète français Paul Fort (1872-1960) en 1890, bientôt suivie de celle du théâtre de l’Œuvre en 1893 et, par les publications et les expositions des œuvres des deux grands artistes théoriciens de la réforme, le Suisse Adolphe Appia et l’Anglais Edward Gordon Craig.


Le théâtre d’Art (1890-1892)

Le premier spectacle est présenté sous le nom de théâtre mixte le 24 juin 1890.

À cette occasion, Rachilde écrivait : le théâtre d’Art, essentiel théâtre des poètes, « est un instrument de lutte de l’idéalisme contre le naturalisme ». Caractérisant le Théâtre-Libre, elle invoquait encore « la cuvette, les accouchements et les avortements publics ».

L’ambition du théâtre d’Art était de révéler « toutes les pièces injouées et injouables et les grandes épopées depuis le Rāmāyaṇa jusqu’à la Bible, des dialogues de Platon à ceux de Renan, de la Tempête à Axel, de Marlowe au drame chinois, d’Eschyle au père éternel » (Camille Mauclair).

Le théâtre d’Art devait être, selon Édouard Schuré, « le temple de l’idée, le foyer ardent de l’âme consciente, libre et créatrice », l’instrument consacré à la « gloire du verbe ».

D’où une conception de la mise en scène très inspirée de cette idée de respecter cette prééminence absolue du verbe.

Dans cette perspective, il est significatif de reprendre l’argument de la mise en scène que Pierre Quillard a rédigé pour sa pièce la Fille aux mains coupées.

« L’ordonnance scénique de ce poème est pour laisser toute sa valeur à la parole lyrique, empruntant seule le précieux instrument de la voix humaine qui vit à la fois dans l’âme de plusieurs auditeurs assemblés, négligeant l’imparfait leurre des décors et autres procédés matériels. Utiles quand on veut traduire par une imitation fidèle la vie contemporaine, ils seraient impuissants dans les œuvres de rêve, c’est-à-dire de réelle vérité. »

Placée, pour une part, sous l’influence de Wagner, la doctrine du théâtre d’Art consiste à considérer le théâtre comme constitué d’entités philosophiques et animé de personnages surhumains.

Or, malgré leurs proclamations et les caractères généraux de leur répertoire, les auteurs et animateurs du théâtre idéaliste ont, de façon assez paradoxale, effectué des recherches extrêmement poussées en vue de réaliser un décor émotif, « symphonique à l’action ».

Une simple lecture du « Bateau ivre » de Rimbaud a lieu devant un paravent, mais celui-ci a été peint par Paul Ranson. Les auteurs prévoient fréquemment eux-mêmes d’originales expériences de mise en scène. Dans Madame la Mort, « drame cérébral », Rachilde (1860-1953) prévoit que le deuxième tableau se passe dans le cerveau d’un homme agonisant. Le Cantique des cantiques de Salomon doit être une « symphonie d’amour spirituel en huit devises mystiques et trois paraphrases ». Chaque devise comporte, transcrite en tête du texte, l’une de ces fameuses orchestrations dont le verbe, la musique, la couleur, les parfums constituaient les différentes parties. Saint-Pol Roux (1861-1940) envisageait, pour un de ses drames, l’utilisation des ressources du cinéma : notons que le théâtre d’Art se trouvait tout naturellement conduit à ces essais par les relations qui existaient entre ses animateurs et des artistes appartenant à d’autres disciplines artistiques, en particulier la peinture.

En outre, l’une des premières préoccupations de Paul Fort fut de faire du théâtre d’Art un véritable foyer de toutes les manifestations artistiques, symbolistes et impressionnistes : lectures de poèmes, projets d’expositions de peinture, de sculpture, d’architecture, auditions de musique, publications dans le Théâtre d’art de textes littéraires, d’essais ainsi que de reproductions d’œuvres picturales (Manet, Sérusier, Gauguin, Ranson, Maurice Denis, Vuillard, Roussel, Bonnard, Van Gogh, Daumier, Redon).

Avec ses modestes moyens, le théâtre d’Art tendait à devenir ce foyer de création que les théâtres d’intérêt artistique devinrent pour la plupart.

D’autres théâtres furent fondés dans le même esprit : le théâtre de Rose-Croix de Joséphin Peladan (1859-1918) qui anime également les théâtres antiques de Nîmes et d’Orange ; le théâtre des poètes de Charles Léger ; le théâtre idéaliste de Carlos Larronde (1888-1940).


L’Œuvre (1893-1930)

À l’extraordinaire vitalité artistique attestée par les programmes de l’Œuvre de 1893 à 1930, à l’intense « curiosité esthétique » dont témoignent les quatre-vingt-dix numéros de la revue l’Œuvre, publiée par le théâtre, correspond une pauvreté véritable des conceptions artistiques formulées.

Relevons cette proclamation parue dans la revue l’Œuvre : « Les écoles n’existent pas pour ceux qui gardent le précieux don de la curiosité de tout. Nous n’avons jamais appartenu à aucun groupe littéraire ; nous devons être plus libérés encore demain qu’aujourd’hui. » Camille Mauclair écrit en février 1921 : « Tous les tons, tous les styles étaient admis. »

Mais cette adhésion au principe de la liberté artistique la plus complète n’empêche que la fondation de l’Œuvre a pour cause le désir de créer un « nouveau théâtre idéaliste ».

Le théâtre apparaîtra d’abord, à certains des collaborateurs de la revue tout au moins, comme un genre littéraire. « C’est, dira l’un d’eux, la forme vivante de l’art littéraire. » Un autre ne craindra pas d’avancer : « L’art littéraire et, par conséquent, théâtral. »

Conséquences de cette conception en ce qui touche la mise en scène : souci prédominant de la mise en valeur du texte, préjugé contre les moyens matériels du théâtre, décoration réduite. Et cela jusque vers 1911.