Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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théâtre (suite)

On peut aller jusqu’à dire, comme le fait Jean Vilar dans la Tradition théâtrale, que le metteur en scène est le seul véritable créateur dramatique des Temps modernes, puisque le jeu technique de la représentation fait du spectacle qu’il propose un ensemble dont le texte n’est plus le support essentiel. Certes, les conséquences de cette novation étaient contenues dans les découvertes de Meiningen, mais ni celui-ci, ni Antoine, ni Copeau, ni Stanislavski ne les eussent admises complètement. Seuls Craig ou Reinhardt, et plus tard Meyerhold ou Jessner tirèrent de cette leçon toutes ses conséquences. On en vint même, avec Piscator et la plupart des metteurs en scène contemporains — Brook, Planchon, Grotowski, Chereau —, à reconstituer l’œuvre passée selon la signification qu’on prétend lui donner aujourd’hui ou même à concevoir, comme Mnouchkine ou Armand Gatti (né en 1924), une création littéraire dans le cadre d’une construction scénique préalable : le metteur en scène, technocrate du théâtre, est le seul responsable du spectacle.

Il est toutefois frappant de constater que le mouvement d’invention dramatique dans les sociétés industrielles n’a pas suivi les découvertes techniques, qu’il s’est même opposé à elles dans une certaine mesure. La suite des créations dramatiques qui, de Synge* et de Lorca, de Strindberg et de Pirandello*, conduit à Ionesco*, à Beckett*, à Jean Vauthier (né en 1910), à Adamov* ou à Genet* paraît ignorer cette vision technique du spectacle. Tout se passe comme si la dramaturgie s’intériorisait, même chez Sartre* dans Huis clos, dans les premières pièces d’Anouilh* et dans les recherches d’O’Neill*, tandis que la volonté de Brecht pour construire un « anti-théâtre » dominé par des préoccupations didactiques et politiques peut être considérée comme un effort pour ramener la création dramatique à sa littéralité.


Une réduction de l’homme

Quelque chose s’est passé dans le théâtre depuis la dernière guerre, qui a transformé cet art plus rapidement qu’il n’avait évolué durant les décennies précédentes : alors que les créateurs exploraient dans la parodie les mythologies classiques ou les allégories symboliques, comme Giraudoux ou Cocteau, que l’analyse psychologique attirait comme un jeu, un mouvement se déclenchait, qui allait conduire à une simplification de la situation, à une réduction de l’homme à ses « minima » excluant toute psychologie des profondeurs. Et cette intériorisation n’allait point dans le sens de la technologie dramatique du metteur en scène de l’époque industrielle.

Le seul, peut-être, qui ait pris au sérieux cette extension de la scène, qui ait tenté de suggérer une image comique de l’homme dans un langage poétique et dans la plus grande extension du plateau est sans doute Claudel* : le Soulier de satin ou Protée (pour prendre deux extrêmes) suggèrent une vision que n’eût pas démentie l’inspiration baroque de Calderón ou des Espagnols du Siècle d’or. C’est que Claudel veut trouver au théâtre le lieu propre à une immense investigation religieuse ou mystique : il veut incarner l’affrontement de la grâce et du mal à tous les niveaux du monde. Son archaïsme le sert au moment où les autres dramaturges ramènent l’homme à sa littéralité triviale, à ses exigences sommaires et insurmontables. Comme le Woyzeck de Büchner, les personnages de Beckett ou d’Adamov stagnent volontairement à la hauteur de cet « homme sans qualité », de ce « sous-homme » névrosé ou mutilé qui représente la situation de l’être vivant dans la société industrielle et ses techniques d’administration ou de persuasion.

Sans doute, après tout, dira-t-on que Jean Genet, comme Claudel, dont il paraît souvent une version négative, retrouve toute l’ampleur de la vision dramatique la plus élargie. Mais le contenu de ses pièces et l’esprit qui les domine s’opposent à cette extension : le « huis-clos » ne s’élargit dans le Balcon ou les Paravents que pour mieux rendre dérisoire la prétention de l’homme à se donner pour un individu : le « faux-semblant » joue comme un miroir à refléter des actions inutiles ou sordides, puisque l’homme ne peut sortir de son écrasement. Cette dramaturgie implique une représentation qui intériorise les effets sans jamais les traiter pour eux-mêmes. Roger Blin a trouvé pour ces œuvres la concentration scénique qu’elles impliquent.

Cette intériorisation, si contraire à l’expansion suggérée par les techniques de la mise en scène, va plus loin encore — jusqu’à la destruction du langage dramatique lui-même. Le mouvement qu’on a appelé le nouveau théâtre, autour des années 50, avec Ionesco ou Vauthier, a, en fin de compte, porté l’action corrosive de la dérision contestatrice jusque dans le discours poétique, et cela au moment où Barrault ou Vilar, sur toute l’étendue de leur théâtre et grâce à l’utilisation systématique des techniques de mise en scène, redonnent à un public le sens des œuvres anciennes et oubliées, généralement discréditées par leur représentation sur la scène à l’italienne. Ce n’est pas une des moindres contradictions du théâtre dans la société industrielle...


Représentation ou manifestation ?

Il est frappant que ces changements correspondent aussi à des variations dans le public. On peut dire, en effet, que le public de théâtre n’avait guère varié depuis le xviie s. et ressortissait à ce que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont nommé les « héritiers », c’est-à-dire des privilégiés de la culture. À la fin du siècle dernier avec la Volksbühne en Allemagne, plus tard avec le T. N. P. en France et le théâtre soviétique, des couches jusque-là étrangères à la culture sont entrées dans les salles. L’idéologie du « front populaire », des associations comme « Travail et culture », des « maisons de la culture » tendent à faire de la représentation dramatique un « musée imaginaire » des grandes œuvres « humaines ». Mais il s’agit d’une simple extension du public des « héritiers ». Il est vraisemblable que l’importance prise par le cinéma et la télévision (les premières générations entièrement formées par les « mass-media » sont arrivées à la majorité et à la maturité intellectuelle quelques années avant 1968) a modifié non seulement l’image du théâtre, mais surtout le besoin sur lequel il reposait. Par un singulier paradoxe, au moment où la mise en scène permettait de suggérer une image dramatique qui pût rivaliser avec celle du cinéma et redonner un caractère épique aux œuvres tragiques ou comiques, de nouveaux publics qui contestaient l’idée même de la culture classique exigeaient du théâtre qu’il ne fût plus le théâtre...