Thackeray (William Makepeace) (suite)
Orphelin de père à quatre ans et sa mère remariée, il est en Angleterre en 1816. Alors que son futur grand rival en popularité vit au jour le jour une vie difficile, il fréquente les bonnes écoles, de la public school de Charterhouse au Trinity College de Cambridge, dont il sort précipitamment en 1830 à la suite d’une grosse perte au jeu. Vaguement étudiant en droit à Londres, il voyage sur le continent et découvre Paris, où, en 1836, il épouse une jeune Irlandaise, Isabella Shawe.
La pratique du journalisme, qui marque aussi bien le début que la fin de sa carrière (The National Standard, 1833 ; The Cornhill Magazine, 1860), et la passion du dessin (il illustrera une grande partie de ses œuvres) aiguisent son regard. Chacun peut retrouver des visions familières de la petite bourgeoisie du temps ou de la société, que le romancier moque dans The Memoirs of Mr. Charles J. Yellowplush ou The Diary of C. Jeames de la Pluche (1837-38). S’agaçant très tôt aux tics de ses contemporains, par exemple à leur engouement pour le roman à crimes à sensation, très en vogue, Thackeray entreprend de démystifier le criminel-héros dans Catherine (1839-40) ou Barry Lyndon (1844), publiés par le Fraser’s Magazine. Pour se garder lucide, il se forge une cuirasse, l’ironie, et trouve dans Punch le terrain idéal pour exercer sa critique. Il s’adonne à la caricature, à la parodie — notamment de Bulwer, de Disraeli — dans Novels by Eminent Hands (1847), et Snob Papers (1846) désigne clairement l’objet de sa critique.
Avec Vanity Fair (1847-48) s’affirme enfin le succès : un livre bien dans la ligne des goûts du temps, un « roman sans héros », comme l’indique le sous-titre de cette vaste fresque de la vie contemporaine, qui est son vrai chef-d’œuvre. Multipliant péripéties et personnages pleins de vie et de relief, Thackeray y pratique un réalisme solide, combiné à l’humour et à l’ironie plutôt qu’au pathos, ce qui n’exclut pas une fine sensibilité qu’on percevait déjà dans The History of Mr. Samuel Titmarsh (1841). Pendennis (1848-1850), dont l’histoire du personnage d’Arthur ne va pas sans rappeler celle de l’auteur, confirme, en même temps que le succès de celui-ci, les tendances essentielles de son art. S’il s’en prend non sans vigueur et lucidité aux défauts les plus criants du siècle, à l’argent, valeur suprême, à la soif de promotion sociale, qui s’accompagne de la futilité et de la vanité (The History of Henry Esmond, 1852 ; The Newcomes, 1853-1855), Thackeray n’oublie jamais, par ailleurs, de se concilier son lecteur, au prix même de quelques coups d’œil et compromissions. La publication de ses romans en feuilletons dans le vent de la mode se complète de tournées de lectures publiques et de conférences en Amérique (avec The English Humourists of the 18th Century, publié en 1853, et The Four Georges, en 1860), dont il rapporte The Virginians, bien moins virulent que le Martin Chuzzlewit de Dickens.
Mais surtout, quoique, dans la préface de Pendennis, il se déclare adversaire des types conventionnels et semble renâcler devant les tabous, Thackeray n’échappe pas au stéréotype avec ses femmes trop bonnes, trop angéliques (Amelia, Mrs. Pendennis) et ses aventurières soigneusement stérilisées, même si Becky révèle quelque personnalité. Sans rien de cette puissance d’indignation qui soulève Dickens, sans rien non plus de son robuste et infatigable optimisme — peut-être parce que la folie de sa femme, grande épreuve de sa vie, vient renforcer son fond de mélancolie naturelle —, il donne avec constance dans l’édifiant et sacrifie abondamment à la prédication, compromettant ainsi la pérennité d’une œuvre pourtant pleine de charme.
D. S.
R. Las Vergnas, William Makepeace Thackeray, l’homme, le penseur, le romancier (Champion, 1932). / G. Tillotson, Thackeray the Novelist (Cambridge, 1954). / L. Brander, Thackeray (Londres, 1959 ; 2e éd., 1964). / G. Tillotson et D. Hawes (sous la dir. de), Thackeray, the Critical Heritage (Londres, 1968).