Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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technocratie (suite)

La technocratie, gouvernement par la technique

La technocratie vient d’être définie par le recrutement des hommes qui détiennent les postes clés. On peut non moins légitimement la caractériser par le comportement de ceux qui exercent le pouvoir, par la manière dont ils conçoivent la solution des problèmes de la collectivité et gèrent les affaires publiques.

Ainsi comprise, la technocratie exprimerait la volonté de rationaliser de manière systématique l’action de l’État, dans un triple souci de clarté, d’objectivité et d’efficacité. L’exercice « scientifique » du pouvoir se traduirait par les tendances suivantes : conception abstraite et universaliste de l’intérêt général, souvent identifié à la croissance économique ; quantification de tous les aspects de la vie sociale, ayant pour corollaire l’élimination du facteur humain ; importance donnée à la prévision et à la planification ; établissement de normes d’action à la fois précises et logiques, laissant peu de place à l’initiative individuelle ; contrôle rigoureux de l’application de ces normes, etc. En bref et de manière quelque peu caricaturale, on pourrait définir la technocratie comme un style de gouvernement « mécaniste » fondé sur les statistiques, l’emploi des ordinateurs et les organigrammes.

Le mode technocratique d’exercice du pouvoir consisterait donc à traiter les hommes comme des choses. En cela, il différerait de l’art traditionnellement pratiqué par le personnel politique et fondé sur l’intuition, le maniement de la parole et l’importance donnée aux contacts humains.


La technocratie en France

Dans la France actuelle, le mot technocratie, tel qu’il est couramment employé, désigne un phénomène bien précis : l’influence, jugée souvent excessive, qu’exerceraient dans la vie de la nation les hauts fonctionnaires et particulièrement ceux d’entre eux qui sont issus d’établissements d’enseignement comme l’École nationale d’administration ou l’École polytechnique. En bref, et pour reprendre le titre d’un ouvrage de Charles Debbasch (l’Administration au pouvoir. Fonctionnaires et politiques sous la Ve République, 1969), l’Administration serait au pouvoir : les hommes politiques seraient réduits au rang d’exécutants de la volonté des grands commis.

De nombreux faits sont mis en avant pour illustrer le phénomène. On n’en citera que quelques-uns. Le plus probant serait la proportion importante des membres de l’exécutif originaires de la fonction publique. Les chefs de gouvernement de la Ve République ont, à des titres divers, appartenu à l’Administration. À la fin de l’année 1971, le gouvernement dirigé par Jacques Chaban-Delmas ne comportait pas moins de 17 anciens fonctionnaires.

De la même façon, on fait remarquer que les cabinets ministériels sont composés, dans leur quasi-totalité, d’agents de l’État. La même constatation peut être faite en ce qui concerne les entourages du président de la République et du chef du gouvernement.

Un autre signe de la « montée des technocrates » est également mentionné : le recours systématique que fait le gouvernement à la consultation des commissions d’experts, dans lesquelles les administrateurs publics sont en majorité, lorsqu’il s’agit de préparer des réformes importantes.

Enfin, la diminution du rôle du Parlement dans la vie nationale est souvent invoquée. Les lois d’initiative gouvernementale sont de loin plus nombreuses que les textes d’origine parlementaire. Les prérogatives du Parlement ont d’autre part été notablement diminuées par la Constitution de 1958.

La thèse que l’on vient d’exposer comporte une large part de vérité. Deux faits ne peuvent être niés. L’autorité morale, pour ne pas dire le prestige dont jouissent les hauts fonctionnaires dans la société française est certaine, même si leur état d’esprit et leurs méthodes sont souvent critiqués. Il y a dans notre pays une révérence traditionnelle à l’égard des administrateurs publics, état d’esprit dont on peut situer les origines au xviie s. Le mode de gouvernement autoritaire et centralisé instauré par Louis XIV, qu’on a justement qualifié de « monarchie administrative », n’était-il pas fondé pour une large part sur la présence et le labeur des grands commis ? Ce système a connu depuis lors de nombreuses transformations : mais ses caractéristiques essentielles ont subsisté. Il a d’ailleurs été renforcé par la création des grandes écoles (l’École polytechnique sous la Révolution française, l’École nationale d’administration en 1945), dont la vocation est de former les membres des grands corps de l’État.

Un autre fait est incontestable. De toutes les sociétés industrielles de l’Occident, la France est à n’en pas douter celle où les corps de fonctionnaires de l’État jouent le plus grand rôle dans la vie publique ; il est peu de pays où les corps intermédiaires tiennent si peu de place. Plus qu’aucun de nos voisins, à l’exception peut-être de la Grande-Bretagne, nous sommes allés dans le sens de ce qu’on pourrait appeler la « société fonctionnariale ».

Cela dit, la thèse selon laquelle la France serait devenue une technocratie pure et simple, ou serait sur le point de le devenir, appelle de sérieuses réserves.

Le gouvernement des hauts fonctionnaires n’aurait la signification qu’on lui prête d’ordinaire que si la classe technocratique était assimilable à un parti politique, ayant une doctrine commune sur les problèmes majeurs de l’époque actuelle, accompagnée d’une volonté affirmée de faire prévaloir des objectifs qui lui appartiendraient en propre. Or, il n’en est rien. Les hommes qui occupent les postes de direction au sein de l’appareil d’État ont certes des traits psychologiques communs : un même attachement à la tradition colbertiste plus ou moins remise au goût du jour, une certaine manière d’aborder les problèmes et surtout un langage propre qui donne une certaine cohésion à leur groupe. Mais, sur les problèmes de fond qui commandent l’avenir de la société française, et notamment sur les grands choix de la politique étrangère ou de la politique économique, il n’y a pas une politique de la haute administration qui entrerait en conflit avec les volontés exprimées par d’autres fractions de la collectivité. De ce point de vue, la thèse du « complot technocratique » paraît très fragile.