Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tchekhov (Anton Pavlovitch) (suite)

À vingt-cinq ans, il mène une vie équilibrée, harmonieuse ; on s’adresse à lui, de loin, comme médecin. Spirituel et fin, conscient de ses responsabilités, attentif aux autres, Tchekhov a pris en charge toute sa famille. Il ne déteste pas, d’ailleurs, sermonner ses frères. Les femmes lui plaisent, il plaît aux femmes. Il commence même à avoir un certain succès comme journaliste. Son seul souci, grave celui-là, est sa santé ; Tchekhov s’est trouvé subitement malade en 1883 et s’est mis à cracher du sang.

Et, un matin de mars 1886, la foudre tombe à ses pieds. Anton reçoit une lettre d’un écrivain célèbre, ami de Belinski* et de Dostoïevski*, nommé D. V. Grigorovitch (1822-1899), libellée ainsi : « Il y a à peu près un an, j’ai lu par hasard votre conte dans la gazette de Pétersbourg. Je ne me souviens plus de son titre à présent. Je me rappelle seulement que j’ai été frappé par des traits d’une originalité particulière, par les qualités diverses de votre indubitable talent, par la vérité de l’analyse intérieure, par la maîtrise dans les descriptions, par le sentiment esthétique. [...] Vous êtes, j’en suis sûr, appelé à écrire quelques œuvres admirables, réellement artistiques. Vous vous rendrez coupable d’un grand péché moral si vous ne répondez pas à ces espérances [...]. »

Cette lettre est une révélation pour Tchekhov. Jusqu’ici, celui-ci a traité son travail littéraire avec « légèreté », comme un passe-temps sans importance. Cette lettre l’oblige à prendre du recul sur lui-même : éblouissement, fierté, vertige devant les horizons qu’on lui dévoile. Sa réponse à Grigorovitch est une promesse, dans la mesure où sa famille, qu’il traîne comme un boulet, et sa santé lui laisseront du répit.


La vie est faite d’horreurs, de soucis et de mesquineries

Une nouvelle, la Steppe, et une pièce de théâtre, Ivanov, sont les véritables réponses de Tchekhov à Grigorovitch ; l’une et l’autre obtiennent en 1888 et en 1889 un triomphe. En quelques mois, Tchekhov devient une gloire de la Russie. Il reçoit le prix Pouchkine ; on le courtise, on l’adule, et le public l’aime.

Pourtant, en ces heures où le succès efface les soucis et donne une éclatante revanche à l’enfant battu de Taganrog, Anton écrit à un ami de sombres lignes : « Il me semble que les gens qui craignent la mort ne sont pas logiques. Pour autant qu’il me soit possible de comprendre l’ordre des choses, la vie est uniquement faite d’horreurs, de soucis, de mesquineries, qui se chevauchent et se suivent. » De la Steppe jaillissent la poésie et la joie de créer. Le bruissement du vent, des arbres, des rivières s’y élève comme un chant harmonieux. Mais, dans Ivanov déjà, les illusions se sont envolées. Tchekhov met en scène un jeune homme médiocre, poitrinaire, usé, qui n’est pas vraiment méchant, mais qui ne ressent plus « ni amour, ni pitié, mais une sorte de vide, de fatigue ». La vie lui apparaît d’une écœurante banalité — « plus le fond sera gris et terne, mieux cela vaudra ! »

Combien il est difficile à connaître cet homme de vingt-huit ans, déjà las et déçu, qui se livre si peu ! De sa vie sentimentale, on ne sait rien ou presque, en dehors d’une brève aventure d’adolescent avec une jeune paysanne et de son tardif mariage avec Olga Knipper (1870-1959). Beaucoup de femmes l’ont aimé passionnément ; lui-même s’avoue sensuel : il s’ennuie sans grand amour. Mais il refuse de s’engager. Il s’interdit d’aimer, traitant avec une ironie un peu tendre les femmes qui l’entourent. Sa froideur est une défense pour sauvegarder sa liberté intérieure.

Malgré de solides amitiés, en particulier avec l’homme de lettres A. S. Souvorine (1834-1912), le peintre Issaak Levitan, puis, sur le tard, avec le jeune Gorki*, Tchekhov échappe à la sollicitude de ses amis, et Bounine* avoue : « Ce qui se passait dans les profondeurs de son âme, personne parmi ceux qui lui étaient le plus proche ne le sut jamais. » Et Tchekhov lui-même note dans son carnet intime : « Comme je serai couché seul dans la tombe, ainsi au fond, je vis seul. »

Délicat et bon, il s’est toujours efforcé de tendre la main à son prochain, avec infiniment de patience et d’attention. Mais il n’arrive guère à briser cette gangue de solitude, cet « étui » qui l’enserre, ni à partager tout à fait les souffrances d’autrui. Peut-être ne s’aime-t-il pas assez. Une sorte d’indifférence profonde — celle-là même, entretenue lucidement, qu’il juge nécessaire à son travail — le tient jusque dans le don de soi, et ses amis parlent souvent de sa froideur. Avec pénétration, A. I. Kouprine déclare : « Il pouvait être bon et généreux sans aimer, tendre et attentif sans attachement. Dès que Tchekhov faisait la connaissance de quelqu’un, il l’invitait chez lui, lui offrait à dîner, lui rendait service, et ensuite, dans une lettre, décrivait cela avec un sentiment de froide lassitude. »


Un amour plein d’abnégation pour son prochain

Fin 1889, le docteur Tchekhov décide de partir pour Sakhaline. On croit d’abord à un faux bruit. Que va-t-il faire, cet écrivain célèbre et choyé, à 10 000 km de Moscou, sous un climat polaire, dans cette île où sont rassemblés les déchus de la terre, les bagnards russes ?

Son état de santé s’est aggravé. Tchekhov souffre d’hémorroïdes, de maux de tête et crache du sang ; or, il devra parcourir plus de 4 500 km en voiture découverte, sur des pistes pleines de trous. « Je commence à devenir paresseux et il faut se discipliner », répond-il à ceux qui lui font des objections. C’est un devoir de conscience, pour le médecin comme pour l’écrivain, d’informer le monde du scandale des bagnes. Pas une seconde, Tchekhov ne songe à chercher là-bas des sources d’inspiration — à peine fera-t-il deux brèves allusions dans ses nouvelles à la vie du bagne ! Mais il écrira à son retour un volumineux rapport de 500 pages, documenté par 11 000 fiches, remplies de chiffres et d’observations. Cette expérience ou, plutôt, cette épreuve, confirmera l’écrivain dans ses devoirs envers la vie et la société. « J’ai maintenant fermement compris avec mon cerveau, avec mon âme qui a tant souffert que la destination de l’homme ou bien n’existe pas du tout, ou bien n’existe que dans une seule chose : dans un amour plein d’abnégation pour son prochain. »