Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tchekhov (Anton Pavlovitch) (suite)

Non que l’écrivain se veuille moraliste ou philosophe. Il se contente de peindre la vie, de montrer simplement, modestement les choses. À l’inverse de celle de Tolstoï*, son œuvre n’enseigne rien, mais, pourtant, elle donne des leçons. Avant tout, Tchekhov est un artiste : « Mon rôle n’est que d’avoir du talent, autrement dit de savoir distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est pas, de savoir éclairer les personnages et de leur faire parler leur langue. »


Je n’ai pas eu d’enfance

« Dans mon enfance, je n’ai pas eu d’enfance. » Le petit garçon qui garde la boutique d’épicerie que tient son père, en veillant tard dans la nuit, a déjà sur le monde un regard d’adulte. Entre deux devoirs rédigés à la lueur des bougies, il observe les passants et écoute leurs conversations, tout en luttant contre le sommeil. Le père, fils de serf libéré, est un homme sévère, violent, qui passe ses colères en maniant le fouet et, l’instant d’après, s’agenouille devant les icônes. On suit très régulièrement les offices chez les Tchekhov, on est confit en dévotions. L’église, la boutique, le lycée, une atmosphère de brutalité et de bigoterie, tel est le cadre où grandit le jeune Anton.

À Taganrog, bourgade du Sud sur la mer d’Azov, la vie est monotone et triste, parfois sordide — les affaires marchent mal ; la famille Tchekhov, le père, la mère et leurs six enfants, vit entassée dans quatre pièces et loue à des étrangers les chambres disponibles. À quatorze ans, Anton gagne quelques kopecks en servant de répétiteur à des fils de notables. Mais bientôt la situation se dégrade, car le père, qui a emprunté 500 roubles, ne peut rembourser ses traites et doit s’enfuir pour éviter la prison pour dettes. Anton seul reste à Taganrog, où, à seize ans, il est chargé de liquider l’affaire et d’envoyer aux siens, à Moscou, l’argent qu’il pourra sauver du naufrage.

Seize ans et des responsabilités d’adulte ! De nature gaie, vive, moqueuse, Anton a vite appris la gravité. C’est lui qui réconforte sa famille par lettre, et, chaque mois, à date régulière, il envoie quelques roubles à Moscou. Malgré son enfance misérable et les mauvais traitements de son père, il ne juge pas les siens : « Mon père et ma mère sont des êtres uniques pour moi en ce monde, pour lesquels je n’épargnerai jamais rien. » À seize ans, le monde qui l’entoure est celui de la routine de la vie provinciale, de la steppe aux portes de la ville — promesse d’évasion —, de l’enfance misérable, de la médiocrité des villageois, de leur brutalité et, de leur soûlerie, des vols des commis, des mensonges et de la misère de ces pauvres qui se résignent à leur sort. Une seule génération sépare Anton du servage, et il ne lui faut pas beaucoup d’imagination pour ressentir la cuisante humiliation des opprimés. Il a découvert le besoin de dignité inhérent à chaque homme, et ces quelques lignes, écrites en 1879, la réponse à son jeune frère Michel, sont révélatrices : « Une chose me déplaît dans ta lettre : pourquoi te qualifies-tu de petit frère nul et insignifiant ? Ton insignifiance, ta médiocrité, sais-tu où seulement tu dois les ressentir ? peut-être devant Dieu, devant l’esprit, la beauté, la nature ; mais jamais (levant les hommes. Devant les hommes, il faut prendre conscience de sa dignité. »


68 kopecks la ligne !

En 1879, vêtu d’une veste et d’un pantalon étriqués, les cheveux longs sur le cou, une moustache naissante, Tchekhov rejoint sa famille à Moscou. Il s’inscrit à la faculté de médecine, où il terminera ses études en 1884. Les Tchekhov vivent pauvrement et logent dans un sous-sol humide. Les deux frères aînés boivent et se dissipent. Anton a la charge des siens et il améliore l’ordinaire en publiant quelques brefs récits dans un petit journal humoristique, la Cigale ; il écrit aussi facilement qu’il parle, « à demi machinalement », et bientôt son pseudonyme. Antocha Tchekhonte, revient régulièrement dans les innombrables feuilles satiriques de Moscou ou de Pétersbourg. En 1880, à vingt ans, Tchekhov a publié neuf récits ; en 1881, il en a publié treize ; en 1885, ii atteindra le chiffre de cent vingt-neuf articles et nouvelles !

Mais cette littérature « alimentaire », payée à 68 kopecks la ligne, compte moins dans sa vie que la médecine. On l’étonnerait en lui disant qu’il a du talent. Ses récits ? des « sornettes, des bêtises », raille-t-il. Il écrit ses contes deux ou trois heures par jour, sur le coin de la grande table où est servi le samovar, au milieu des éclats de rire de ses frères et de leurs camarades. Ses sujets appartiennent à la vie de tous les jours, qu’il observe de son regard moqueur : scènes de famille, scènes de rue, où sont mêlés les commerçants, les cochers, les étudiants, les fonctionnaires, les popes ; scènes comiques, où le rire s’achève généralement en grimaces. Sa facilité tient du prodige : Tchekhov se sent capable d’écrire sur n’importe quoi. Et, prenant un jour un cendrier sur la table, il s’exclame : « Tenez, regardez ceci, je peux dès demain écrire une nouvelle qui s’appellera « le Cendrier » ! »

La part sérieuse de son existence est alors consacrée aux études médicales. Il y a en Tchekhov un goût profond pour la science, le besoin d’une méthode de travail rigoureuse. Il croit au progrès et, même dans ses plus forts moments d’adhésion au tolstoïsme (entre 1887-88), il n’admettra jamais les attitudes de résignation et d’obscurantisme. C’est une de ses préoccupations constantes de lutter contre l’ignorance, et la précision clinique de ses observations sera la marque de ses travaux scientifiques comme de ses travaux littéraires. Ces deux vocations, d’ailleurs, ne se contredisent pas, mais s’épaulent : « La médecine est ma femme légitime, écrit-il en 1888, la littérature, ma maîtresse. Quand l’une m’ennuie, je vais passer ma nuit avec l’autre. » À partir de 1884, Tchekhov devient médecin pratiquant à l’hôpital de Zvenigorod.