Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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tapis (suite)

L’Iran, la Turquie, la Chine ont la même conception du décor, mais y introduisent des éléments figuratifs, qu’elles interprètent à leur gré. Ainsi le thème fondamental persan de l’arbre de vie prend, dans l’Inde, la forme d’un tronc dont les branches retombent pour s’enraciner dans le sol. Ailleurs, il emprunte à la flore locale, devient sycomore, cèdre, bambou, voire cep de vigne. Les choses concrètes sont transfigurées en ornements. La Chine, qui fait du papillon l’emblème de la vanité, n’en décore ses bordures que d’un schéma. À titre de conjuration, le Caucase introduit dans ses décors le scorpion, également symbole du courage : il l’exprime par un rectangle d’où sortent trois paires de lignes brisées — les pattes — et deux traits, la tête et la queue. Le Turkestan et la Mongolie font de même avec la tarentule, polygone d’où s’échappent des traits de chaque côté. Les fleurs, toutefois, sont rendues avec plus de réalisme.

La composition même du décor est soumise à des conventions. Le tapis de Tabriz, en Iran, comporte un grand médaillon central, semé de fleurs et de feuilles irrégulièrement disposées, dans un contrefond d’une autre couleur. Hamadhān exécute en poils de chameau grèges des tapis épais décorés de figures géométriques. Par contre, Kāchān produit les beaux tapis de tissage très fin et très serré, dont la hauteur de verge ne dépasse pas trois millimètres : leur décor offre des scènes de chasse et des animaux, d’un dessin très approximatif, mais très élégant. Le Khorasān et Chirāz composent le décor de leurs tapis soit de losanges festonnés, soit de motifs ovoïdes en semis réguliers. Le tisseur applique toujours un principe d’échelle décroissante entre le motif capital et ses accompagnements.

Les tapis d’Orient anciens se recommandent par la qualité de leur coloris. Les artisans ne disposaient que des teintures naturelles, qui sont pratiquement assez sourdes, même en leur plus haute saturation, témoin les rouges rubis et les bleus de nuit du Khorāsān ou de Chirāz. Mais la puissance d’un coloris ne tient pas à la juxtaposition de couleurs fortement saturées, qui, au contraire, se neutralisent. Elle résulte de la dominance d’une note vive sur un fond neutre. C’est le moyen qu’employa l’Orient ancien. Ses praticiens ont même observé qu’une couleur vive perd de son éclat en s’étendant en surface dans une composition polychrome.

La technique du tapis « velu » restait inconnue de l’Occident. En 1601, Henri IV instituait une commission chargée d’étudier le problème de cette fabrication. En 1604, il en octroyait le brevet à Jean Fortier, qui ne put l’exploiter, car le roi décernait le même privilège à Pierre Dupont (v. 1560-1640), peintre enlumineur, qui possédait le secret des Orientaux et en fit la démonstration devant les commissaires du Béarnais. Henri IV installa Dupont dans sa galerie du Louvre, avec son collaborateur Simon Lourdet († v. 1667), qui lui succéda, laissant lui-même la direction de l’atelier aux fils et aux petits-fils de Pierre Dupont. C’est sous le directorat de Lourdet, en 1627, que les métiers, trop à l’étroit, furent transférés dans l’ancienne savonnerie désaffectée de Chaillot. L’on ne possède rien de cette époque si ce n’est l’excellent traité de la Stromatourgie (1632) écrit par le fondateur de la manufacture. Cependant, en 1939, le musée des Gobelins a fait l’acquisition d’un tapis carré, semé de fleurs, encadrant un médaillon ovoïde à pointe plate exécuté non plus en laine, mais en soie. Cette formule est persane, mais le tapis est d’exécution française et se situe dans la première moitié du xviie s. Or, le privilège octroyé à Pierre Dupont parle de tapis « façon de Turquie, à fond d’or, soie et laine ». Il y a apparence que la pièce acquise en 1939 soit l’un de ses premiers ouvrages.

Dès le règne de Louis XIII, la manufacture de Chaillot pratiquait avec maîtrise le métier. L’on connaît, de cette période, plusieurs tapis à fond noir semé de fleurs bleues, jaunes et rouges, d’une remarquable écriture, due à l’exécution par « points entiers », c’est-à-dire par mèches d’une seule couleur. Toutefois, un vain souci de virtuosité la portera à composer ses mèches de fils de plusieurs tons produisant un modelé plus souple et plus proche de la peinture, mais moins décoratif. Le musée des Gobelins conserve un panneau, spécimen de cette technique, représentant la famille royale et datant de 1643. L’analyse y relève l’emploi de 394 tons. Rattachée à la manufacture des meubles de la Couronne dirigée par Le Brun*, la Savonnerie tissera les 92 grands tapis qui couvraient la grande galerie du Louvre. Il en subsiste plusieurs pièces, qui se distinguent des copies qui s’en firent sous Louis XVI non seulement par l’emploi des points entiers, mais aussi par la disparition des plages noires : phénomène qui n’est pas l’effet de l’usure, mais de la corrosion. Les noirs étaient obtenus, au xviie s., par des décoctions de noix de galle et d’oxyde de fer : la chimie ignorait leur vertu corrosive.

Le xviiie s. a modifié ce qu’on pourrait appeler son style coloristique. Il choisit les tons clairs et frais, admis en 1737 dans le code des teinturiers. Les beaux paravents d’après François Desportes* offrent les plus brillants exemples de la nouvelle formule. Elle permet une reproduction fidèle de la peinture : elle sera portée à son point extrême sous l’Empire et plus encore sous la Restauration, qui réalise en tapis de haute laine de véritables trompe-l’œil. Transférée aux Gobelins en 1826, réduite en personnel, la Savonnerie maintient ses traditions de virtuosité. La fabrication du tapis a pris au xviiie s., à Aubusson, un remarquable essor. C’est dans ses divers ateliers qu’ont été tissés, au xxe s., les tapis qui ont renouvelé les formules de tradition, d’après les compositions foisonnantes de Paul Follot (1877-1941) et celles d’Émile Jacques Ruhlmann (1869-1933), calmes surfaces monochromes cernées de bordures géométriques.

G. J.

➙ Islām / Tapisserie / Tissage.