Tacite (suite)
À l’autre extrémité de l’ouvrage, Néron* (54-68) prêtait à une peinture bien différente, digne empereur d’une Rome maintenant toute avilie puisqu’il ne fut jamais qu’un grand gosse de vingt-cinq ans, avec des éclairs de génie, mais surtout des fantaisies désordonnées, sanglantes quand on lui résistait. Le récit, à l’image du prince, devient comme ataxique : crimes, scandales se succèdent plutôt qu’ils ne s’enchaînent ; Néron tue sa mère, tue ses précepteurs, tue son demi-frère, tue sa femme. Tel est le terme du régime fondé par le divin Auguste et auquel Rome semble condamnée. Vers la fin de l’œuvre (mais les deux derniers livres manquent eux aussi), on croit entrevoir que Tacite avait imaginé de dresser des portraits d’opposants, Helvidius Priscus, Thrasea, Soranus, voués au poignard ou au poison, témoins politiquement inefficaces d’un fond de courage imprescriptible, donc indomptable, qui est en l’homme, génies courroucés des temps de ténèbres. On a supposé qu’en approchant de son terme Tacite, s’absolvant peut-être dans une certaine mesure de ses faiblesses au temps de Domitien, osait se reconnaître un peu dans ces héros ; et Néron, par moments, aurait été dessiné comme une préfiguration caricaturale d’Hadrien, lui aussi Grec de cœur, homme de mœurs faciles et qui, au début de son règne, ne put pas éviter quelques violences.
Le dernier des Romains
Il est un peu effrayant d’apprendre qu’une fois ses Annales terminées Tacite avait dessein de s’en prendre au règne d’Auguste, suite, logique d’ailleurs, de cette régression qui le portait à chercher toujours plus haut la cause, la faute initiale, la défaillance fatale à laquelle attribuer les contradictions d’un système où il croyait étouffer. Et à cette même date, par une singulière ironie, l’Empire se trouvait justement au seuil d’une de ces périodes — le siècle des Antonins — qui devaient dans le souvenir des hommes rester comme une des plus heureuses de son histoire, une sorte d’âge d’or ; l’artisan en serait cet Hadrien que Tacite avait tant redouté. Mais le paradoxe n’est qu’apparent : le génie d’Hadrien fut, dirions-nous aujourd’hui, de désacraliser la politique, d’en faire un travail d’administration, de bon sens et d’efficacité, un travail de spécialiste, comme tant d’autres travaux qui sollicitent l’activité humaine et dont, en conséquence, il n’est nullement scandaleux qu’il soit réservé à quelques-uns. Dans certaines situations, il semble que ce parti soit tenable. Mais c’est ce que Tacite n’aurait jamais pu admettre, héritier d’une tradition selon laquelle la politique est une dimension essentielle de l’homme et peut-être sa dimension la plus haute, celle dont rien ni personne ne doit risquer de le déposséder. En ce sens, il était bien, comme on l’a dit, le dernier des Romains.
J. P.
P. Fabia et P. Wuilleumier, Tacite, l’homme et l’œuvre (Boivin, 1949). / E. Paratore, Tacito (Milan, 1951 ; 2e éd., Rome, 1962). / R. Syme, Tacitus (Oxford, 1958 ; 2 vol.). / A. Michel, Tacite et le destin de l’Empire (Arthaud, 1966). / J.-L. Laugier, Tacite (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1969).