Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tacite (suite)

Mais bien vite le temps était redevenu mauvais. Dans le système qui fonctionnait alors depuis près d’un siècle, la personnalité de l’empereur — qui n’était en théorie que le premier des sénateurs — avait une importance décisive. Qu’il manquât de savoir-faire, d’égards pour ses pairs, qu’il s’entourât de collaborateurs suspects et les malheurs étaient inévitables : on n’avait plus à la tête de l’État qu’un homme sur la défensive, harcelé d’attaques incessantes, affolé de soupçons et qui pour pouvoir continuer à remplir ses fonctions était condamné à riposter, coup pour coup, par des procès criminels ou des exécutions sommaires. On en était venu là dans les dix dernières années du règne de Domitien* (85-96), la période précisément où le jeune Tacite engage sa carrière, qui va en progressant : successivement édile, préteur, quindecemvir ; tandis qu’autour de lui, dans son milieu même, la guerre engagée entre le Sénat et l’empereur multiplie les victimes.

Ces années ont été décisives dans la formation de Tacite, qui y avait fait provision d’inquiétudes et de remords inextinguibles. Toute sa vie, il ne cessa de réfléchir sur le devoir de résister, sur les possibilités de le faire, sur tout ce qui se mêle alors de noblesse morale, de griserie individualiste, de fatuité et d’héroïsme. Revenant indéfiniment en pensée sur ce qu’avait été sa conduite, sans pitié pour lui-même, voire étrangement cruel, mais sans renoncer à comprendre ce qu’il avait fait, essayant de se fixer à des positions moyennes, il finit par se convaincre, avec horreur et sans aucun espoir, que l’existence seule d’un prince bon ou mauvais — les bons princes sont les plus hypocrites et les plus haïssables — attente inévitablement à la liberté, à la dignité des citoyens.


La maturation de la pensée politique

Après Domitien, cependant, le pouvoir est, une fois encore, revenu à des princes raisonnables et adroits, le vieux Nerva (96-98), bientôt Trajan* (98-117). C’est un soulagement général auquel nul ne peut rester insensible ; on veut espérer des temps nouveaux où, dans le bonheur et la sécurité publique, l’autorité d’un seul et la liberté de tous sauraient se concilier. Tacite y fait écho dans l’éloge qu’il publie vers 98 en mémoire de son beau-père Agricola († 93) ; il ne manque pas de faire apparaître que, dans les années mêmes où d’autres s’épuisaient en une opposition stérile et sanglante, Agricola avait travaillé aux frontières de l’Écosse, en Irlande, à parachever l’établissement de la paix romaine. Même sous de mauvais princes on peut servir l’État. Ce discours est à la fois une œuvre de piété familiale, l’affirmation de principes de morale politique, un document irremplaçable sur la civilisation et l’histoire des îles Britanniques au ier s. Le début (retour sur les années de la tyrannie) et la fin (méditation sur l’immortalité) sont parmi les pages les plus émouvantes que Tacite ait jamais écrites.

Quelques mois plus tard, tandis que des incidents de frontière ramènent de ce côté l’attention des Romains, Tacite rédige l’opuscule que nous appelons la Germanie. L’ouvrage est paré de tant de grâces maniérées qu’il est difficile de n’y pas voir (ou de ne pas voir à l’origine) le texte d’une conférence mondaine telle que les lettrés d’alors s’en donnaient le passe-temps ; et cela est important pour nous aider à concevoir ce qu’est Tacite à cette date. Il nous apprend, d’ailleurs, beaucoup de choses, faits historiques, détails de civilisation que nous ne connaissons que par lui ; cependant, il est souvent difficile d’apprécier la solidité de ces éléments : d’où Tacite les tient-il, pour quelle époque sont-ils valables, pour quelle région ou quel peuple de la Germanie, ou d’ailleurs ? Ce qui frappe le plus, c’est la sympathie de l’orateur ; assurément, Tacite sacrifie un peu au poncif du bon sauvage, enfant de la nature. Mais l’intelligence va plus loin. Tacite a su notamment reconnaître l’importance de ces liens personnels et hiérarchisés sur lesquels repose toute la société germanique. Les princes y ont des compagnons et peuvent compter sur eux. Ce n’était guère le cas à Rome, on le sait bien ; ces rapports devaient même être difficilement compréhensibles pour un Méditerranéen aux yeux de qui l’idéal politique se réalise par le règne de la loi, abstraite, impersonnelle, égalitaire, reflet de la pure rationalité. Tacite a-t-il pensé, fût-ce un moment, que de ce côté les problèmes politiques de son pays pourraient trouver une issue ? Est-il possible d’aimer l’empereur ? En fait, il faudra attendre le Moyen Âge pour que ces valeurs assurent la restructuration de l’Occident.

Les violences du règne de Domitien n’avaient pas entamé chez Tacite l’idée que l’institution impériale pût être, quand tout allait bien, bénéfique. C’est sous le règne d’un empereur excellent, Trajan, que cette conviction commence à se défaire. Les premiers symptômes de cette mutation apparaissent dans le Dialogue des orateurs, écrit vers 102. C’est le récit d’un entretien auquel aurait assisté, en 75, un Tacite encore tout jeune ; mais, comme chez Cicéron, la fiction très adroitement ménagée ne doit pas nous faire oublier que l’auteur y débat les problèmes du temps où il écrit. Ce dialogue intéresse l’histoire des doctrines littéraires ; on voit s’y affronter les tenants de l’éloquence classique, récemment remise à l’honneur par l’enseignement de Quintilien, et ceux d’une éloquence « moderne », plus contrastée et plus violente. Mais, quand les champions des deux thèses ont bien débattu, un autre orateur prend la parole, celui qui dirige tout l’entretien et en qui il n’est pas difficile de reconnaître l’auteur lui-même. C’est un orateur qui a renoncé à l’éloquence et c’est en proposant son exemple qu’il invite ses amis à se mettre d’accord. Quels que soient leurs arguments, ils s’entretiennent d’une chose morte. L’éloquence se nourrissait de grands débats ; que débattre aujourd’hui quand tout est réglé par un seul homme, d’ailleurs très sage et très avisé ? Certes on peut dire ce qu’on pense, mais aucune parole n’importe plus. Maternus, pour sa part, écrit maintenant des tragédies et même des tragédies politiques, en dernier lieu un Caton dont certains prétendent que l’empereur s’inquiète un peu.