Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

surréalisme (suite)

La part de l’objet

Bien que l’automatisme surréaliste entraînât l’artiste à projeter, en même temps que l’espace de son désir, les contraintes qui pesaient sur celui-ci, il y avait néanmoins un risque, au moins théorique, de voir le surréalisme pictural se présenter exclusivement sous l’apparence d’un idéalisme peint. Or, il est indéniable que les surréalistes entendaient accéder à davantage de réalité, donc à un réalisme supérieur, et non pas à moins de réalité, donc à un irréalisme ou à un idéalisme. Si bien que l’investigation du « modèle intérieur », c’est-à-dire du désir jusque-là informulé qui se voit invité à prendre forme et sens, allait entraîner réciproquement et complémentairement le désir à se porter sur les objets existants afin de les charger de subjectivité. La relation dialectique entre le « modèle intérieur » objectivé et le « modèle extérieur » subjective allait, en peinture, inspirer la relation entre l’automatisme et ce que l’on nomme parfois l’« imagerie surréaliste », d’ailleurs souvent et abusivement donnée comme la plus caractéristique. Bien que ces deux tendances aient été parfois, et jusque dans le surréalisme lui-même, tenues pour antagonistes, elles ne le sont pas en fait, et, d’ailleurs, certains peintres surréalistes comme Ernst, Dalí, Domínguez et Paalen ont sacrifié tantôt à l’une, tantôt à l’autre. D’autre part, comme on a pu le voir à propos de De Chirico, cette imagerie est quelquefois le résultat d’un véritable automatisme, qui, au lieu de se traduire par des impulsions rythmiques, produit une image en quelque sorte « ready-made », issue non pas de l’industrie manufacturière, mais de l’inconscient. C’est ce qui explique que l’œuvre de Magritte, radicalement étrangère à l’automatisme, ait occupé depuis 1927 au sein du surréalisme une place de tout premier plan. Certes, chez le peintre belge, il est bien évident que la description attentive du « modèle extérieur » est mise au service d’une subversion généralisée des images reçues et, par conséquent, de l’ordre social et philosophique dont ces images sont l’expression convenue. Mais c’est aussi comme si, dans les tableaux de Magritte, les objets familiers rejetaient le fardeau de leurs obligations quotidiennes et se faisaient désormais les complices du désir : par là, ils répondraient aux mêmes exigences que celles qui, à partir de 1930, conduisirent à l’objet surréaliste et à ses conséquences sculpturales.


L’objet surréaliste et la sculpture surréaliste

C’est en 1924, dans son Discours sur le peu de réalité, que Breton émet le vœu que soient réalisés concrètement certains objets apparus en rêve. L’attention portée à l’« objet trouvé » comme « précipité du désir » va encourager les surréalistes à tenter d’établir un pont entre le rêve, ou le hasard, et la réalité en fabriquant des objets qui répondent de manière plus immédiate et plus palpable que la peinture aux exigences souterraines. Au projet de Breton répond pour la première fois, en 1930, une singulière sculpture mobile de Giacometti, l’Heure des traces. Une réflexion collective, dans laquelle Dalí occupe une place de premier plan, conduit à la notion d’objet surréaliste (1931). Dalí, Breton, Valentine Hugo, Tanguy, Domínguez, Marcel Jean, Miró, Meret Oppenheim, Seligmann, Paalen comptent parmi les plus inventifs auteurs de tels objets avant la Seconde Guerre mondiale. Certains de ces objets sont d’une extrême complexité : ainsi ceux de Breton et de Dalí. Au contraire, Meret Oppenheim se contente de recouvrir de fourrure une tasse, une soucoupe et une petite cuillère, Paalen d’envelopper de lierre une chaise, Seligmann d’emplumer une soupière ou de composer un siège à l’aide de quatre jambes de femme.

Ainsi se développe avec une grande diversité de structure et d’apparence un nouveau type d’intervention plastique, qui se distingue tout autant de la peinture que de la sculpture. Pourtant, il paraît difficile de ne pas constater que cette initiative participe justement des nombreuses interventions du surréalisme dans le domaine sculptural. C’est en effet de 1929-30 que datent les premières sculptures surréalistes de Giacometti et de Hans Arp, tandis que, dans le même temps, Picasso entreprend une synthèse originale entre l’objet et la sculpture. Par ailleurs, le Suisse Serge Brignoni (né en 1903) tente une approche de la plastique océanienne, tandis que Calder* essaie de concilier le cinétisme et la poésie, et que González* esquisse les premiers totems de l’art moderne. Bientôt, ce sera le tour d’Henry Moore* de se rapprocher du surréalisme. Alors que, jusqu’en 1930, la sculpture ne s’était pas délivrée des séquelles du cubisme et du constructivisme, il semble que c’est de l’objet surréaliste qu’elle reçoit une nouvelle impulsion.


Les grands initiateurs

Si l’influence réelle des multiples précurseurs que l’on prête à la peinture surréaliste a été nulle sur le surgissement de celle-ci, il n’en va pas de même pour trois artistes dont on peut penser qu’ils ont joué un rôle indispensable d’initiateurs : Picasso*, De Chirico* et Marcel Duchamp*. Il est certain, en effet, que, si Picasso n’avait, le premier, fait littéralement éclater l’image picturale du « modèle extérieur » à l’époque héroïque du cubisme*, ni le surréalisme ni d’ailleurs l’art abstrait n’auraient été possibles. La prise en considération par les historiens d’art des seules répercussions architectoniques du cubisme les empêche, d’ordinaire, de remarquer quels prodigieux encouragements au subjectivisme furent, de ce fait, prodigués, notamment à Chagall* et à De Chirico. Ce dernier, on le sait, fait figure de prototype du peintre surréaliste, et il suscita dans une large mesure les vocations de Max Ernst, de Magritte, de Dalí, de Tanguy, de Brauner. Ce qui est chez lui à la fois exemplaire et inimitable, c’est qu’il est parvenu à fixer l’angoisse la plus profonde dans des images d’apparence on ne peut plus banales de paysages urbains, de natures mortes ou d’intérieurs. Mais c’est sa soumission totale à l’automatisme de la vision qui dote ses œuvres de tout leur retentissement. Alors que la peinture surréaliste est née de la révélation de De Chirico et de Picasso, l’exemple de Duchamp agit sur elle plutôt comme un mythe qu’à travers les œuvres, dont la plus importante, le « Grand Verre », ne sera d’ailleurs connue que vers 1934. Mais l’ascendant de Duchamp se traduit par une mise en cause de l’art lui-même, la dénonciation de ses limites et la volonté implicite de le pousser à déborder ces limites.