Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

surréalisme (suite)

« Le Grand Jeu »

Revue fondée par Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal, Roger Vailland et Joseph Sima, issue du surréalisme en 1928. Les animateurs du Grand Jeu se réclament de Rimbaud et des mystiques — et plus particulièrement des mystiques orientaux. Ils se voulaient mystiques, occultistes, révolutionnaires et poètes, mais ils s’abîmèrent essentiellement dans des recherches ésotériques visant à la perte de soi dans la résolution des contraires pour parvenir au grand Tout. D’abord séduits par cette position spiritualiste, les surréalistes restèrent méfiants : Dieu y tenait une place trop importante.


L’alchimie comme éthique

Ce goût du merveilleux, de l’extraordinaire systématique, de l’insolite a entraîné les surréalistes à aller toujours plus avant dans la recherche du caché et à s’intéresser plus particulièrement à l’ésotérisme. Tout comme dans la tradition hermétique, plus précisément dans la Cabale, le surréalisme est à la recherche du point suprême, oméga de la connaissance : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. » Ce dépassement des contraires est, certes, emprunté à l’hégélianisme, mais ce point à atteindre, suprême, constamment différé, jamais acquis tant il échappe encore à l’homme, est étranger à la doctrine du philosophe. C’est à la poursuite du Grand Œuvre telle que l’entendent les alchimistes, poursuite qui s’apparente à la conquête de l’homme total, que les surréalistes ont travaillé sans relâche.

Mais, quelles que soient les facettes par lesquelles l’activité surréaliste est envisagée, il convient de donner à l’humour une place de choix. L’humour permit aux surréalistes, malgré tout le sérieux et même le mystérieux de leurs investigations, de ne jamais se laisser prendre dans les mailles d’une doctrine qui trouverait place parmi les autres systèmes philosophiques ou littéraires. Aussi bien dans leur vie que dans leurs œuvres, les surréalistes ont toujours gardé une distance pour ne pas se laisser surprendre par l’autorité des concepts, des idéologies qu’ils condamnaient. Or, l’humour n’est-il pas le meilleur moyen pour démystifier la réalité et permettre à l’homme atterré de secouer les contraintes qui s’exercent sur lui ? Il est le dernier regain d’énergie utilisée par l’homme fatigué — parfois désespéré — de sa condition, « moyen extrême pour le moi de surmonter les traumatismes du monde extérieur et surtout de faire apparaître qu’aux grands maux du moi les grands remèdes ne peuvent venir, au sens freudien, que du soi ». L’humour des surréalistes ne fait pas particulièrement rire ; il est « noir ». Il touche aux frontières de l’homme entre la vie et la mort, et l’empêche de basculer dans la négation totale. Le rire le récupère et permet de le faire durer. Mais, à force d’en rire, certains en ont péri. Les chants les plus « drôles » des surréalistes ont été aussi les plus désespérés : « Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière » (Jacques Rigaut).


Du bon usage de l’amour

Cette situation extrême ne supprime pourtant pas l’espoir. Dans la vie de tous les jours, il est possible de trouver le merveilleux, d’approcher le point suprême. Ce peut être par la rencontre dans des lieux tout à fait accessibles, dans la rue, dans les rues de Paris, qui fourmillent en merveilleux pour ceux qui savent y voir. Cette rencontre « tend toujours, explicitement ou non, à prendre les traits d’une femme » (ou d’un homme pour une femme). Elle est d’autant plus prisée qu’elle n’a pas été préméditée. Le hasard dit « objectif » l’a seul suscitée, hasard qui ne peut se produire que pour celui qui s’y est dûment préparé : « Du fait même qu’il adopte cette posture ultra-réceptive, c’est qu’il compte bien par là aider le hasard, comment dire, se mettre en état de grâce avec le hasard, de manière à ce que se passe quelque chose, à ce que survienne quelqu’un. » Autrement dit, l’amour est le seul moyen à la portée de l’homme pour qu’il puisse avoir une image de ce que pourrait être le monde ; il apparaît comme un refuge où se réalise le monde à venir, dont la société empêche la venue. Il permet le dépassement des contraires dans l’unité retrouvée : « C’est par l’amour et par lui seul que se réalise au plus haut degré la fusion de l’existence et de l’essence. [...] Je parle naturellement de l’amour qui prend tout le mouvoir. » Amour total, exclusif, fou, mélange diffus d’amour courtois et d’érotisme, envisagé comme un moyen de connaissance dont la femme est l’instrument porté au pinacle. Dans ce domaine plus que dans tout autre, il est interdit d’interdire. L’amour devient même une arme révolutionnaire avec pour moteur le désir (« le seul ressort du monde, le désir, seule rigueur que l’homme ait à connaître »). Pour la réalisation totale du désir, les tabous de la morale sont transgressés, le péché originel n’existe plus. « Amour seul amour qui soit, amour charnel, j’adore, je n’ai jamais cessé d’adorer ton ombre vénéneuse, ton ombre mortelle. Un jour viendra où l’homme saura te reconnaître pour son seul maître et t’honorer jusque dans les merveilleuses perversions dont tu t’entoures. » L’amour devient le terrain d’essai pour pulvériser les structures du monde occidental, le premier pas vers la révolution finale, le seul lieu que la société établie risque de ne pas atteindre pour imposer ses restrictions, ses contraintes.

Brisement des limites, éclatement de tous les interdits dans lesquels se complaît la société occidentale, table rase à partir de laquelle tout pourrait renaître, se perpétuer et se modifier constamment au cours de l’ordre du devenir, tels sont, dans ses grandes lignes, les mots d’ordre implicites du surréalisme. À l’heure actuelle, il n’existe plus de groupe surréaliste en tant que tel. Mais l’esprit qui présida à sa création et qui permit son épanouissement n’est pas mort. Le refus de toute autorité, la recherche par tous les moyens (la drogue y compris) pour libérer les esprits ligotés, l’amour du scandale, le dégoût de l’ordre, qui caractérisent une tendance de la société moderne, viennent directement du surréalisme. Sur les murs de la Sorbonne, en mai 1968, s’il était défendu d’interdire, s’il valait mieux prendre ses désirs pour des réalités et croire à la réalisation de ses désirs, s’il faut encore faire l’amour et pas la guerre, c’est bien parce qu’André Breton et ses amis, dès 1924, avaient réduit tout art et toute culture « à sa plus simple expression qui est l’amour », cherchant à retrouver dans l’homme ce qui valait la peine d’exister, recherchant ses forces vives pour les faire servir à vivre et non à servir des idéologies pour le plus grand bien d’un État (abstrait), d’une religion (douteuse), d’une production dont les produits (pas toujours nécessaires) filent sur une chaîne, devant ses yeux assez rapidement pour qu’il ne puisse les saisir. Utopie ? Déraison ? Certainement, si l’on considère l’écart qui existe entre la réalité établie et le projet surréaliste. Espoir et même certitude si l’on constate que cette réalité est bien loin de réaliser les désirs profonds de l’homme et préfère, quand elle s’en préoccupe, satisfaire ses envies fictives au détriment de ses besoins réels, de ce qu’il est convenu, depuis André Breton, d’appeler « la vie à perdre haleine », qui s’applique moins à l’organisation planifiée de la vie qu’à l’intensité de certains moments destinés à être multipliés.

M. B.

➙ Aragon (L.) / Breton (A.) / Dada (mouvement) / Eluard (P.).