Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

stratification sociale (suite)

Dans les pays européens, la stratification semble mieux dessinée, peut-être en raison de la résistance des traditions, et donne lieu à des conflits plus nets, issus d’une psychologie de condamnation du privilège d’autrui tout en souhaitant le privilège pour soi. Suivant la genèse des stratifications, le poids des différentes catégories professionnelles et les possibilités de mobilité sociale, chaque nation présente un visage particulier, mais, en gros, on distingue entre les classes dirigeantes — auxquelles appartiennent les membres de l’ancienne aristocratie, encore prestigieuse, et la grande bourgeoisie, qui a fondé sa prééminence sur la possession de richesses dans l’industrie, le commerce et les finances — et un nouveau groupe de techno-bureaucrates formés dans les grandes écoles à la gestion des affaires publiques. Dans les classes moyennes, assez hétérogènes et en transformation rapide, sont regroupés beaucoup d’employés du secteur tertiaire, des petits commerçants* et artisans*, qui ne partagent pas la condition ouvrière. Une structuration socio-professionnelle s’observe à l’intérieur de ces classes, parmi lesquelles se développe le mieux ce que l’on a nommé la culture* de masse. Grâce à l’attrait de leur mode de vie, les classes moyennes tendent à grossir leurs effectifs par la mobilité de membres de classes voisines. Quant à la classe ouvrière, si elle a perdu un peu de la conscience de classe qui la caractérisait au xixe s., elle se sent victime de l’aliénation créée par une automatisation* croissante. Mais, simultanément, l’automatisation donne naissance à un nouveau type d’ouvrier technicien qualifié qui se rapproche du cadre. Placée au centre des mécanismes les plus complexes du capitalisme d’organisation, cette « nouvelle classe ouvrière », selon les termes de Serge Mallet, est amenée à prendre une conscience aiguë des contradictions inhérentes au système, et l’auteur la juge plus à même que l’ancienne classe, rivée à ses besoins immédiats, de revendiquer des contrôles sur la gestion (v. ouvrière [question]). Peut-être plus défavorisée que la classe ouvrière, certainement plus méconnue, la classe paysanne (16 p. 100 de la population française en 1970) est affaiblie par une réduction de la main-d’œuvre agricole et par la concentration dans les villes de l’appareil de services. Le niveau de vie des paysans*, pour la plupart petits et moyens exploitants, mais aussi ruraux non agriculteurs, demeure modeste, comme leur niveau culturel. Leurs attitudes varient toutefois sensiblement selon les régions. À côté de ces classes relativement intégrées dans chaque système national de stratification s’est récemment développé un sous-prolétariat urbain d’origine étrangère en majorité. Quant aux aristocrates et aux intellectuels*, leur place demeure difficilement définissable en raison de la relative diversité de leurs options idéologiques, de leur revenus et de leurs modes de vie.

Dans les pays socialistes, le problème des classes semble avoir été résolu par la déclaration de son inexistence. Mais la visée d’une dictature du prolétariat, si elle réussit à modifier l’ordre politique ancien, ne parvient pas à abolir les différenciations sociales existantes. Aussi le sociologue polonais Jan Szczepański note-t-il pour son pays la superposition des classes traditionnelles, héritées de la période précédant la Seconde Guerre mondiale, et des nouvelles strates, résultant de la socialisation de la propriété, de la planification centralisée et des hiérarchies du parti. En U.R. S. S., malgré les efforts déployés pour supprimer les sentiments d’inégalité, la dualité (sans antagonisme apparent) entre strate ouvrière et strate rurale subsiste, et est officiellement reconnue. Mais le plus important problème touche à la constitution d’une intelligentsia partisane, les fonctions bureaucratico-politiques ou technocratiques procurant des avantages qui sont refusés à quiconque n’est pas inscrit au parti. Pour Karl A. Wittfogel, la couche des fonctionnaires de l’État constitue la classe exploiteuse dans un régime socialiste qui présente les caractères du « despotisme oriental ».

Dans les pays en voie de développement, des facteurs tels que la prise en charge de l’État par les autochtones, la compétition pour la place, l’amplification du travail salarié et des échanges monétaires, la diffusion du savoir ont agi simultanément dans le sens d’une transformation rapide des anciennes stratifications, sans les effacer toutefois, si bien que la coexistence de systèmes hétérogènes dus à des revêtements successifs des périodes précoloniales, coloniales et postcoloniales déjoue les tentatives de description des classes, du moins pour l’Afrique, où s’expriment moins des conflits de classes que des luttes pour le pouvoir au sein des élites en voie d’embourgeoisement. Par contre, en Amérique latine, la structure de classes se dessine plus nettement, comme l’ont montré Pablo González Casanova pour le Mexique et Maria Isaura Pereira de Queirós pour le Brésil.


Conclusion

Dans la plupart des sociétés modernes s’affirme à des degrés divers la volonté d’éliminer les inégalités injustes et d’assurer à chaque individu la plénitude de ses chances. À cette fin visent les systèmes fiscaux et sociaux de redistribution des revenus, l’aménagement de systèmes rationnels de rémunération, les garanties de sécurité de l’existence sociale, l’organisation de l’éducation et de la formation professionnelle, les commissions de discussion entre employeurs et employés, etc. Toutes ces politiques conscientes ne réussiront probablement pas à supprimer les inégalités sociales, car les structures existantes opposent une résistance passive et active aux attaques dont elles sont l’objet, mais elles peuvent, du moins, désamorcer un certain nombre de conflits qui pourraient mettre en péril un régime. En réalité, et dans tous les pays, même socialistes, leur fonction semble être davantage d’intégration sociale que de suppression des stratifications.

C. R.

➙ Classe sociale / Marxisme / Organisation sociale / Sociologie.