Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

stratification sociale (suite)

Warner

Reconnaissant au groupe de statuts la même importance que Weber, William Lloyd Warner, dont les recherches sur « Yankee City » (Newburyport, Massachusetts) rappellent à beaucoup d’égards celles de Robert S. Lynd et Hellen Merrell Lynd sur « Middletown » (Muncie, Indiana), s’efforce de comprendre une collectivité nord-américaine à partir des modes selon lesquels les diverses cellules de la société s’agglomèrent en fonction du principe d’identité réelle ou présumée de position sociale.

Tout en définissant la classe plus par ses attitudes et son degré de participation sociale que par le mode de production, il s’efforce d’élaborer un répertoire des caractéristiques de statut à partir des critères d’éducation, de résidence, de revenus et d’antécédents familiaux. Ainsi, dans Yankee City, trois grandes classes sont perceptibles et étiquetées par les habitants d’après les différents quartiers de la ville. Chaque classe se divise à son tour en deux sous-classes : supérieure et inférieure.

Les études sur Yankee City ont sans doute permis aux Américains de se mieux voir et de faire tomber leurs illusions quant à l’égalitarisme démocratique de la société américaine ; néanmoins, on a reproché à l’auteur d’avoir choisi pour l’enquête une communauté locale close et répercutant peu les rapports de forces au sein de la nation, d’avoir privilégié dans sa méthode la perception subjective des valeurs, l’adhésion des gens à l’idéologie dominante, d’avoir opéré un découpage plus ou moins pertinent des classes, en fonction de prestiges personnels mesurés à des critères variables selon le niveau dans la hiérarchie, d’avoir supprimé de son analyse le système de contradictions internes de la société, au profit d’une étude de l’harmonie des rapports.


Davis et Moore

Tandis que Warner prétend seulement à l’analyse empirique d’un cas de stratification sociale, Kingsley Davis et Wilbert E. Moore visent à élaborer une théorie des facteurs universels et des facteurs variables de toute stratification. À cet effet, ils proposent des définitions, des catégories, des modes d’analyse d’application générale.

Deux principes déterminent l’ordre des strates :
— 1o un principe d’utilité fonctionnelle (aux fonctions les plus importantes correspondent les plus hauts rangs) ;
— 2o un principe de compétence (une position privilégiée est attribuée aux individus les plus talentueux dans l’assomption d’un rôle).

Le jeu de ces deux principes peut être envisagé dans les domaines religieux, politique, économique, technique. Aussi le système des strates se qualifie-t-il d’après le mode d’accentuation fonctionnelle de tel ou tel facteur prédominant dans les différenciations sociales : le religieux domine dans les systèmes de castes et dans les sociétés théocratiques, le politique dans les systèmes d’ordres, l’économique dans les sociétés de classes. Les types de stratifications non seulement varient avec le mode d’accentuation fonctionnelle, mais aussi dépendent du degré de différenciation et de spécialisation des rôles (stratification élémentaire ou complexe), de l’écart différentiel entre strates ou rangs (société à tendance égalitaire ou inégalitaire), du degré de solidarité existant à l’intérieur de chaque strate.

Valable pour l’analyse en ce qu’elle permet une simplification de la réalité sociale, la théorie de Davis et Moore demeure insuffisante pour parvenir à une explication synthétique. Quelles valeurs permettent de mesurer l’importance fonctionnelle des différents statuts ? En quoi telle profession est-elle plus utile qu’une autre à la société ? Comment, à partir de cette théorie, rendre compte des tensions créées entre les strates et du dynamisme de la stratification considérée ? Autant de questions en suspens auxquelles la théorie de Parsons permet d’apporter des éléments de solution.


Parsons

Pour Talcott Parsons*, chaque système de stratification correspond à un système de valeurs. C’est précisément dans la typologie des valeurs sociales, qui permettent de comprendre toute forme de stratification, que réside l’originalité fondamentale de la théorie de Parsons.

Dans chaque société, l’agencement de quatre types de valeurs (universalisme ou ajustement des moyens aux fins, accomplissement ou engagement à réaliser certaines fins, intégration ou solidarité sociale, maintien des modèles ou intériorisation des valeurs) se présente sous un profil particulier. Ainsi, le système des valeurs de la société américaine se rapproche du type idéal universalisme-accomplissement, tandis que les sociétés traditionnelles privilégient l’intégration et le maintien des modèles. C’est en fonction des valeurs prépondérantes dans une société que sont jugés les qualités, les réalisations et l’acquis. En conséquence, il devient possible, une fois établi le type dominant dans une société, de prévoir sa forme de stratification.

Tout en ayant le mérite de proposer les conditions d’une étude comparative et générale, la théorie parsonienne est insuffisante en ce qu’elle ne permet pas d’expliquer pourquoi tel système de valeurs plutôt que tel autre prédomine dans tel genre de stratification. Malgré ses prétentions à être déductive, elle fournit seulement des cadres d’analyse commodes pour l’interprétation de cas constatés. Mais ses déficiences les plus graves tiennent à ce qu’elle met entre parenthèses la dynamique sociale dans ses aspects de développement conflictuel et néglige les effets des stratifications sur le devenir des sociétés.


Lenski

Afin de dépasser à la fois les théories fonctionnalistes et les théories du conflit, Gerhard E. Lenski propose une conception plus réaliste et plus comparative que les précédentes lorsqu’il interprète la stratification comme un processus de distribution des biens et des services, qui doit être saisi comme une démarche génétique plus encore que comme une analyse des structures. Pour lui, les systèmes sociaux, tous imparfaits et conflictuels, sont inégalement intégrés. À des degrés divers, ils impliquent solidarité et antagonismes, consensus et coercition, car ni les intérêts individuels ni les intérêts d’une minorité dominante ne s’identifient nécessairement au bien commun. À partir de telles prémisses, Lenski construit une théorie du pouvoir comme possibilité de diriger à son gré la répartition des surplus et comme fondement essentiel du privilège. Il mène une analyse, à ambition dialectique, du rôle des élites, des compétitions pour le pouvoir et des dynamismes qui entraînent des modifications de la structure sociale.