Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Sternberg (Josef von) (suite)

On le sent brisé, n’arrivant plus à retrouver son enthousiasme et son inspiration. Au service de la loi (Sergeant Madden, 1939) n’est qu’une commande, mais The Shanghai Gesture (1941) nous rend le grand réalisateur qu’on croyait perdu. Dans ce film, où il a donné à Gène Tierney le visage de Marlène et où les personnages ont tous l’air de s’agiter dans un gigantesque aquarium, le metteur en scène de Shanghai-Express réapparaît : magie blanche et noire des éclairages, pessimisme à propos de l’humanité, rapports des êtres régis par un érotisme diffus, volupté grandiose de la mise en scène et, par-dessus tout, la présence, presque le parfum de Marlène Dietrich, qui plane sur cette jungle luxuriante.

Après un film court commandé par l’United States Office of War Information (The Town, 1943-44), Sternberg réalise les premières scènes de Duel au soleil (de King Vidor, 1946), avant de devenir professeur de cinéma à l’université de Los Angeles, qu’il quitte pour New York en 1948. Il tourne en 1950 Les espions s’amusent (Jet Pilot), comédie loufoque et « antirouges » qui ne sortira qu’en 1957, puis en 1952 le Paradis des mauvais garçons (Macao, coréalisé par Nicholas Ray) et enfin en 1953 Fièvre sur Anatahan (The Saga of Anatahan, au Japon), qui rassemble tous ses thèmes. Jusqu’à sa mort, il partage son existence entre de nombreux voyages en Europe, des cours de mise en scène et la rédaction de son livre Fun in a Chinese Laundry (Souvenirs d’un montreur d’ombres, 1965).

Cinéaste de l’irréalisme poétique, influencé par le Kammerspiel, Sternberg a su, par le mélodrame, la folie décadente et le délire des passions qu’il a décrites, être le moraliste de nos désirs et de nos rêves les plus fous, dans leur complexité et dans leur violence. Il a inventé Marlène, mais il a immortalisé la Femme.

M. G.

 J. von Sternberg, Fun in a Chinese Laundry (New York, 1965 ; trad. fr. Souvenirs d’un montreur d’ombres, Laffont, 1966). / H. G. Weinberg, Josef von Sternberg (Seghers, 1966).

Sterne (Laurence)

Écrivain anglais (Clonmel, Irlande, 1713 - Londres 1768).


Ce complexe personnage vient jeter une note unique en son genre dans la symphonie du nouvel art qui s’épanouit au xviiie s., le roman. Il possède l’esprit de Swift sans le pessimisme, l’alacrité de Fielding sans les péripéties, le sens de la caricature de Smollett sans la brutalité, la sensibilité de Richardson sans l’ennui et la bonté de Goldsmith sans la naïveté. Il ne représente le produit direct d’aucune influence reconnue, bien que les ombres de Rabelais, de Montaigne, de Cervantès, de Locke planent sur son œuvre en fixant la couleur chatoyante et capricieuse en même temps que concertée.

Des diverses casernes d’Irlande ou d’Angleterre, où le hasard des mouvements de l’armée conduit son père et sa mère irlandaise, aux salons londoniens à partir de 1760, puis aux salons parisiens (il va en France pour sa santé en 1762 et en 1764), le chemin de Sterne passe par le Jesus college de Cambridge (1733), d’où il sort diplômé en 1737, et les charges ecclésiastiques après son entrée dans les ordres. Mais, à l’inverse de l’arrière-grand-père, le grave archevêque d’York, Laurence n’offre guère le portrait du classique pasteur. Plutôt porté au jardinage et à la lecture qu’aux réunions du chapitre, il ne dédaigne ni les plaisirs d’York, ni les querelles avec son oncle l’archidiacre Jacques Sterne. Après deux ans de cour, il épouse Elizabeth Lumley (1741), ce qui n’empêche pas le commerce des dames, comme le prouve sa correspondance (Letters from Yorick to Eliza, 1773). Peut-être la conscience du mal — la tuberculose — qui le tient depuis Cambridge et qui l’emportera l’incline-t-elle à profiter au maximum des plaisirs de la vie, des raffinements de l’intellect et de l’émotion, tandis qu’elle n’affecte pas sa bonne humeur. Sterne ne semble nullement promis à quitter une vie obscure malgré une brève incursion dans la polémique politique en faveur des whigs (Query upon Query, 1741), quelques tentatives poétiques (The Unknown World, 1743) et ses Sermons (1760-1769). Il faut une querelle de chapitre à la cathédrale d’York pour que naisse, dans l’esprit du Lutrin de Boileau, le burlesque Political Romance or the History of a Good Warm Watch-Coat (1759), qui amusera fort tout le monde, sinon ses collègues. Nul ne peut exactement dire pourquoi et comment, cependant, Sterne se met à écrire son chef-d’œuvre, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, en neuf volumes, de 1760 à 1767, qui place aussitôt le pasteur parmi les célébrités du jour et les classiques de tous les temps. Déterminé à poursuivre sans se presser, tranquillement et jusqu’à la fin de ses jours — si l’on en croit le chapitre XIV du livre premier — la longue causerie familière que représente cette œuvre originale, Sterne l’interrompt toutefois pour un dernier ouvrage. Ce Sentimental Journey through France and Italy (1768), prolongement en quelque sorte épuré du premier roman, ne vise ni à l’exotisme, ni à l’allégorie religieuse, ni à l’utopie, ni à la satire, ni à aucune autre des nombreuses motivations qu’inspirent les voyages aux écrivains, mais — fait unique — à rendre les gens plus « sentimentaux ». Comme le titre l’indique, le paisible voyageur Yorick recherche non pas le dépaysement, mais les douces émotions dans ses pérégrinations. « Ma chimère [...] n’a rien d’une bête vicieuse [...], c’est léger et vif, le lutin qui vous emporte hors du présent — c’est la fantaisie, le papillon, la gravure, l’archet, le siège-à-la-oncle-Toby, c’est la toquade quelconque, enfin la chose sur laquelle l’homme saute, s’évade, échappe aux tracas et aux contraintes de la vie — c’est la plus utile des bêtes créées : je n’imagine pas, à parler franc, ce que le monde deviendrait sans elle » (liv. VIII, chap. xxxi).