Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Stendhal (Henri Marie Beyle, dit) (suite)

Bien différent est le ton de la Chartreuse de Parme. Ce roman est tout pénétré d’une lumière claire ; il respire le bonheur de vivre. Certes, le drame n’est pas absent ; le dénouement est loin d’être une happy end. Cependant, l’ensemble n’en est pas assombri. Le malheur que connaît, à la fin, Fabrice del Dongo est compensé par les heures de bonheur « sublime » dont le sort lui est prodigue. Des fées bienfaisantes ont présidé à la naissance de Fabrice ; celui-ci a reçu en partage l’intrépidité, la beauté, la fortune, et, par-dessus tout, le don de susciter autour de lui la sympathie et l’amour. Création romanesque sans doute, mais aussi une nouvelle manifestation de l’égotisme stendhalien. S’il est possible d’établir une identification Stendhal-Julien Sorel, celle-ci ne dépasse pas le stade de l’épisodique. En revanche, l’identification Stendhal-Fabrice del Dongo est une association étroite et indissoluble. Celui-ci est le miroir de celui-là. Fabrice est, sur le plan de la fiction, la transposition du romancier avec tous ses rêves et ses désirs. Il réalise tout ce que le Grenoblois Henri Beyle avait souhaité être, et qu’il n’a pas été. Il est le prototype idéal du héros stendhalien, heureuse synthèse de Don Juan et de Werther, du libertin et du sentimental. La Marietta et la Fausta ne sont que des passades. Seul compte l’amour-passion. D’où le relief extraordinaire que prend Clélia Conti dans la deuxième partie du livre. D’où également la multiplicité et la variété des épisodes, s’apparentant tantôt au « western », tantôt au roman picaresque. En fait, la tonalité demeure partout la même, depuis l’entrée en matière, d’allure épique : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur », jusqu’au dernier alinéa, où l’on reconnaît une modulation classique, à la Montesquieu : « Les prisons de Parme étaient vides, le comte immensément riche, Ernest V adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement à celui des grands-ducs de Toscane. » La Chartreuse de Parme se distingue du Rouge et le Noir par son pouvoir d’évocation. Le romancier s’est moins appliqué à analyser avec minutie le comportement de ses personnages, en les plaçant dans les situations les plus susceptibles de les rendre vraisemblables et naturels, qu’à créer une ambiance et à faire vivre son rêve. L’allure est féerique. La compénétration de l’affabulation et de l’autobiographie est telle qu’il faut renoncer à introduire de subtiles et vaines séparations. Tout le roman baigne dans une atmosphère lyrique, musicale. Stendhal a, enfin, réussi à concrétiser l’illumination qu’il avait eue en 1812 à Moscou pendant la campagne de Russie. Il avait alors entrevu comme dans un éclair qu’il « était appelé à créer un jour une œuvre où régnerait ce mélange de gaieté et de tristesse » qui le charmait tellement dans la musique de Cimarosa.

Les différences entre les deux chefs-d’œuvre romanesques stendhaliens sont grandes. Cette différence se double d’une évolution non moins certaine. Néanmoins, les points de contact sont nombreux, tant sur le plan psychologique que sur le plan historique. Que l’on songe, pour n’en donner qu’un seul exemple, au donjon-prison qui trône dans la deuxième partie des deux romans. Le retour du même thème ne peut être imputé au hasard ou à l’impéritie. En outre, le dénominateur commun est constitué par l’enracinement dans l’actualité contemporaine. Stendhal connaît le secret de supprimer tout hiatus entre la fiction et la réalité.

Au tableau de la France courbée sous la férule de la toute-puissante Congrégation fait pendant celui de l’Italie divisée, opprimée. La toile de fond est tellement imprégnée d’actualité qu’il est loisible de chercher à deviner sous les personnages issus de l’imagination du romancier des silhouettes du temps et à retrouver dans tel ou tel épisode des événements ayant défrayé la chronique.

Le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme ne sont pas une exception ; toute l’œuvre romanesque stendhalienne présente ce même aspect : qu’il s’agisse de ce drame cornélien entre l’amour et l’amour de la patrie qu’est Vanina Vanini, ou de Lucien Leuwen, l’un des tableaux les plus lucides, les plus pénétrants qu’on ait jamais peints des mœurs provinciales dans la première partie et des dessous de la politique dans la seconde, ou encore de Lamiel, qui, mettant en scène une séduisante aventurière, voulait — car, pas plus que le précédent, il n’a pas été achevé — offrir à son tour un tableau des mœurs politiques sous Louis-Philippe. Est-on donc autorisé à considérer ces œuvres comme des romans historiques et le romancier, ainsi qu’on s’est plu à le répéter ces dernières années, comme un champion du réalisme ? Ce serait singulièrement l’appauvrir. Stendhal ne peut être comparé à ceux qui, à l’instar de Walter Scott, ont essayé de faire du vrai avec du faux. En dépit de son goût pour les « petits faits vrais », Stendhal n’est pas un naturaliste, n’a rien d’un Zola. Loin de là, il a horreur de ce qui est vulgaire. Or, trop souvent, la réalité est « basse », « sale », « ignoble », « prosaïque ». Il est bien vrai que ses romans sont conçus comme des « chroniques » — c’est le mot qui figure sur le frontispice du Rouge et le Noir — et comme un « miroir » — autre mot mis en épigraphe d’un chapitre du même ouvrage —, mais ils sont aussi et surtout le résultat d’une secrète et heureuse alchimie. Alors que les réalistes sont condamnés à patauger dans la déchéance physique et morale de l’être humain, Stendhal se place, lui, sous le signe de l’élévation, et cela non par obédience à un quelconque mot d’ordre d’une quelconque religion ou d’une quelconque morale, mais d’instinct, parce qu’il est persuadé que c’est là, et non ailleurs, l’aboutissement de la condition humaine. Et c’est par suite de la même conviction que l’amour-passion prend le pas sur l’érotisme. D’où un changement radical d’optique : celui qui, pour les exégètes du xixe s., était un « mauvais maître » est devenu une source de foi en la valeur profonde de l’âme humaine, un maître de vie courageuse tendue vers l’idéal.