Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Stendhal (Henri Marie Beyle, dit) (suite)

Ce qui caractérise la Vie de Henry Brulard, cette autobiographie dont on commence à peine à saisir toute la nouveauté et l’originalité, c’est que l’auteur, en allant à la recherche du temps perdu, ne doit faire aucun effort pour le ressusciter. D’emblée, le plus lointain passé se révèle étrangement présent. Un fond de mélancolie voile cette constatation : « J’étais à la montée de la vie [...]. J’en suis à la descente. » Un fait s’impose à lui avec une évidence aveuglante : « Tel j’étais, tel je suis. » Aussi les souvenirs se pressent-ils en foule. À tel point que l’écrivain, renonçant à les endiguer, a à peine le temps matériel de les fixer sur le papier : « Comment veut-on que j’écrive bien, forcé d’écrire aussi vite pour ne pas perdre mes idées ? » « Les idées me galopent ; si je ne les note pas assez vite, je les perds. » Ces idées sont des souvenirs de sensations. En d’autres termes, Stendhal ne s’applique pas à une reconstitution méthodique de sa vie passée, mettant bout à bout les épisodes les plus saillants ; il revit avec la même intensité qu’autrefois des événements dont l’empreinte sur son âme ne s’est pas effacée. La Vie de Henry Brulard n’est donc ni une narration, ni un plaidoyer, ni un réquisitoire. Il constitue pour l’auteur le seul moyen en sa possession d’atteindre cette « vérité » qui le fuit, car il ne dispose pas d’autres outils pour identifier et analyser les différentes couches qui sont venues se superposer dans sa mémoire, ou, pour reprendre son image, remonter le puits que les années ont creusé : « Le puits avait dix pieds de profondeur ; chaque année j’ai ajouté cinq pieds ; maintenant, à cent quatre-vingt-dix pieds, comment voir l’image de ce qu’il était en février 1800, quand il n’avait que dix pieds ? »

Tandis que, jusqu’alors, l’enfance avait été tenue pour une phase de simple et inintéressante vie végétative, Stendhal, le premier, lui reconnaît sa véritable valeur, qui est celle de la formation de l’individu sous le double rapport de l’intelligence et de la psyché. C’est pourquoi son dessein est de respecter scrupuleusement l’optique propre de l’enfant : « J’ai vu tout cela, déclare-t-il, d’en bas, comme un enfant [...]. » En même temps, il se rend compte avec lucidité que c’est bien l’adulte qui interprète les sensations de l’enfant : « Je ne vois la vérité de ces choses qu’en les écrivant en 1835 [...]. » Cependant, ces interprétations ne sont pas entachées d’un esprit de système. Sans cesse, Stendhal emploie des tournures négatives ou dubitatives qui sont autre chose que des précautions oratoires : « Je ne prétends pas peindre les choses en elles-mêmes, mais seulement leur effet sur moi [...] » ; « Je ne prétends nullement écrire une histoire, mais tout simplement noter mes souvenirs [...] » ; « Je n’ai que ma mémoire d’enfant [...]. » Autrement dit, l’un des aspects sans doute les plus hardis et les plus modernes de l’autobiographie stendhalienne est constitué par la notion même de temps. L’auteur évite de représenter le passé comme un bloc monolithique, ce qui, jusque-là, avait été la règle. Pour la première fois, il est fait appel au mystérieux cheminement des sensations.

L’égotisme se confond ainsi avec l’autobiographie. L’un et l’autre constituent une sève nourricière ; ils forment le substrat de l’œuvre stendhalienne, au point que la tentation est forte de se demander si l’activité créatrice de Stendhal n’a été, en définitive, qu’une sorte de circuit fermé excluant tout ce qui est habituellement du domaine de l’imagination.


Le pamphlétaire

Outre le masque et l’égotisme, un troisième trait caractérise Stendhal : l’adhérence dialectique à l’actualité de son temps. Digne enfant de son Dauphiné natal, qui a produit moins d’artistes que de philosophes, d’historiens, d’économistes, d’hommes d’État, Henri Beyle ne bâtit qu’avec des matériaux fournis par la vie quotidienne, et que, bien entendu, il façonne à sa guise. Sans cela, Stendhal ne serait pas Stendhal.

Sous l’Empire, Henri Beyle, à l’instar de ses contemporains, a été mordu par le démon de l’ambition. Il a convoité alors un de ces postes de responsabilité créés par l’Empereur, sûr de bien le remplir. La chute du régime impérial lui a rendu l’inappréciable service de lui permettre de redevenir lui-même. Désormais, Stendhal ne quittera plus l’opposition, même lorsque sa situation économique l’obligera, sous Louis-Philippe, à solliciter un consulat. Le premier et, paradoxalement, heureux effet du retour des Bourbons a été l’épanouissement de sa vocation de pamphlétaire. Les ouvrages que Stendhal a publiés à l’époque de la « Terreur blanche » sont d’authentiques pamphlets.

D’abord l’Histoire de la peinture en Italie, sur le frontispice de laquelle figurent les énigmatiques initiales M. B. A. A. (Monsieur Beyle Ancien Auditeur). Ce titre annonce un panorama de la peinture italienne depuis les origines jusqu’au xixe s. L’entreprise était d’autant plus remarquable que rien de semblable n’existait sur le marché de la librairie française. Or, les rares lecteurs qui sont parvenus au bout du livre n’ont pas caché leur perplexité et leur irritation. Non seulement le panorama promis était fort incomplet — il n’était question que des primitifs, de Léonard de Vinci, de Michel-Ange ; par conséquent, les écoles de Venise et de Bologne, entre autres, n’étaient pas étudiées —, mais encore ils butaient sur des théories esthétiques fort peu orthodoxes, doublées d’obscures et incompréhensibles allusions ; aussi l’auteur a-t-il été considéré, même par des exégètes récents, comme un esprit volubile, incapable de se concentrer et de composer un livre à l’ordonnance claire et rigoureuse. En fait, chez lui, qui est tout le contraire d’un phraseur, chaque mot compte. Comment n’a-t-on pas vu que, dans ce cas précis, Stendhal a pris la précaution de prévenir ses lecteurs sur ses intentions réelles : « On me dira qu’à propos des arts je parle de choses qui leur sont étrangères. Je réponds que je donne la copie de mes idées et que j’ai vécu de mon temps. » Cette Histoire n’est pas un manuel anodin, intemporel ; elle a été écrite par un homme qui ne peut s’empêcher de ressentir le contrecoup des événements. En un mot, au-delà du précis historique, vous percevez la réaction d’un esprit libre, qui proteste à la fois contre une conception routinière du fait artistique et contre toutes les contraintes imposées par le parti au pouvoir.