Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sociologie (suite)

La tradition sociologique américaine n’a été que très peu sensible à l’influence de la pensée marxiste. On peut y voir au moins trois raisons. D’abord la problématique marxiste apparaissait difficilement acceptable à des Américains, même radicaux, respirant dans une atmosphère intellectuelle où la critique sociale s’alimente davantage aux sources de Stuart Mill, de Henry George, du populisme et du fondamentalisme qu’à celles du socialisme européen. En deuxième lieu, les grands schémas marxistes n’étaient que de bien peu de secours pour l’analyse des problèmes sociaux spécifiquement américains, comme les relations raciales et ethniques, et ils n’apprenaient pas grand chose sur les questions auxquelles s’intéressaient les sociologues à partir des années 1940, comme la radio, la télévision, les communications et la culture de masse. Il est vrai que, pendant les années 1930 et la période du New Deal, les intellectuels américains adhérèrent pour la plupart à une idéologie progressiste, où les dogmes marxistes tenaient leur place. Mais cette influence, en dépit de son extension et de son intensité, au moins pendant la brève alliance des « démocraties » avec la Russie soviétique, si elle pénétra profondément les journalistes et les gens des media, ne semble avoir laissé que bien peu de traces dans la sociologie proprement dite. Le fameux Middletown des Lynd ne peut être qualifié de « marxiste » qu’à cause de l’importance qu’attachent les deux auteurs aux relations de production et à la division qu’ils croient reconnaître, dans une ville moyenne du Middle West de la fin des années 1920, en deux classes, celle des gens qui travaillent de leurs mains et celle des gens qui font travailler les autres. Mais cette opposition relève beaucoup plus chez les Lynd d’une conviction que d’une réflexion théorique très serrée. Le seul domaine où une certaine influence marxiste, ou plutôt postmarxiste, est perceptible concerne les questions touchant à l’objectivité dans les sciences sociales. Ideologie und Utopie de Mannheim est traduit avant la Seconde Guerre mondiale par Edward Shils, et la discussion sur les possibilités d’une « science de la société » reprendra avec l’ardeur que l’on sait à la fin des années 1960, constituant le thème central de la sociologie « critique ». Le marxisme n’est pas une doctrine comme les autres ; c’est en quelque sorte la mauvaise conscience de la sociologie américaine.


Les ambiguïtés du fonctionnalisme

Autour du fonctionnalisme s’est déroulée une espèce de guerre picrocholine. Pour un certain nombre de gens pressés, toute la sociologie américaine est dominée par le « fonctionnalisme » et s’y réduit. Le « fonctionnalisme » est « conservateur » — tel n’est pas son moindre défaut ; il est aussi « statique », indifférent à l’histoire, à la diversité des peuples, de leur culture et de leur développement. Il sera peut-être utile de rappeler aux amateurs de simplification que les deux pères putatifs du monstre déclinent toute responsabilité. Robert K. Merton déclare que le mot de fonctionnalisme n’a pas de sens, et qu’il suffit de parler d’« analyse fonctionnelle ». Quant à Parsons, il rejoint cette position à quelques nuances près et rejette en tout cas, et de la manière la plus expresse, la dénomination de structuro-fonctionnalisme que certains ont attachée à son œuvre.

Au cœur de l’attitude fonctionnaliste, il y a le parti pris de traiter la société comme un tout, ou mieux, comme un système. En réalité, les deux mots ne sont pas équivalents, et c’est sans doute pour les avoir confondus que bien des fonctionnalistes se sont fourvoyés. C’est d’abord comme tout qu’ils ont vu la société, en croyant abusivement que le schéma d’interdépendance tenu par eux comme une espèce d’évidence méthodologique les y conduisait nécessairement. Le schéma de l’interdépendance a diverses sources. L’idée d’un équilibre général provient de Walras et de Pareto ainsi que des économistes néo-classiques. L’idée d’homéostasie est empruntée à la biologie. Les ethnologues, Malinowski d’un côté, Radcliffe-Brown de l’autre, ont accrédité l’idée que les sociétés, parce qu’elles ont à faire face à des exigences à peu près constantes et universelles et parce qu’elles élaborent un ensemble de règles à peu près stables, tendent à préserver et à reproduire leurs modèles de fonctionnement et d’organisation. Tous ces emprunts, toutes ces assimilations forcées engendrent des métaphores, parfois des paradigmes, mais ils ne conduisent pas nécessairement à l’élaboration d’une théorie adéquate. Mais ils poussent le sociologue à traiter les faits sociaux sous l’aspect de l’intégration, c’est-à-dire à les considérer principalement, sinon exclusivement, sous le rapport de la contribution qu’ils apportent au maintien de l’unité, de la cohésion sociale. La société est saisie comme un consensus, comme un ensemble d’attentes réciproques et stables ; expliquer un fait particulier consiste à montrer comment il constitue une condition nécessaire à la perpétuation de cet ensemble.

George Homans a très bien montré les ambiguïtés de cette conception. S’il s’agit d’affirmer qu’un fait social particulier, une institution comme la famille nucléaire dans les sociétés industrielles par exemple, ne prend tout son sens, pour l’observateur au moins, que par rapport à d’autres institutions, et tout spécialement celles qui régissent les conditions de travail et de résidence, et plus généralement par la place qu’il occupe dans la totalité sociale, tout le monde sera d’accord. Mais de là à dire que l’institution familiale en question a pour fonction de satisfaire les besoins biologiques et psychologiques des couples qui cherchent à établir des rapports sexuels durables, à engendrer, puis à élever des enfants, c’est une tout autre affaire. Quant à dire que la famille nucléaire assure le « maintien de la continuité structurelle » caractéristique des sociétés industrielles avancées, cette proposition n’est pas plus satisfaisante que la précédente. En d’autres termes, le fonctionnalisme ne semble pas être allé au-delà de l’affirmation d’un principe très général, celui de l’interdépendance généralisée. Mais, au moment de spécifier comment s’exerce cette interdépendance, on en serait resté à des redondances ou à des pétitions de principe.