Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sociologie (suite)

Partiellement contemporain du fondateur du positivisme, Karl Marx* est considéré lui aussi comme l’un des pionniers de la sociologie, bien qu’il n’ait pas contribué à consacrer ce terme et qu’il n’ait pas d’ailleurs délimité la science des faits sociaux, qui apparaît dans son œuvre comme inséparable d’une philosophie de l’histoire et d’une conception de l’économie politique, et finalement comme un des aspects du matérialisme historique et dialectique. Cependant, son œuvre apporte plusieurs contributions majeures à la sociologie. D’abord, en adaptant la méthode dialectique de Hegel à l’étude du devenir des sociétés, Marx a doté la sociologie d’un instrument d’analyse remarquable. Cependant, ainsi que l’a signalé Henri Lefebvre, ce serait limiter la portée de cette innovation que d’identifier même implicitement sa mise en œuvre à une sociologie générale établissant une fois pour toutes les lois de l’évolution de l’humanité, alors que le marxisme a conçu une science historique du développement de l’être humain à tous les niveaux de son activité pratique. C’est pourquoi, selon le même commentateur : « Marx n’est pas un sociologue, mais il y a une sociologie dans le marxisme. » D’autre part, Marx a montré que « le tout social est quelque chose d’autre que la somme de ses parties », et Georges Gurvitch porte aussi à son crédit l’intégration de l’activité économique dans le phénomène total de la société, l’étude des classes sociales et celle des idéologies.

Parmi les pionniers, il faudrait citer encore Frédéric Le Play (1806-1882), qui a orienté les méthodes de la science sociale vers les recherches concrètes, Alexis de Tocqueville*, que Raymond Aron*, à juste titre, place au nombre des grands inspirateurs de la sociologie moderne pour sa manière d’aborder les phénomènes d’institutions politiques, et surtout Herbert Spencer*, qui, malgré son évolutionnisme simplifié fondé sur le passage de l’homogène à l’hétérogène, et malgré sa théorie animiste de la religion aujourd’hui dépassée, a influencé la sociologie anglo-saxonne par ses efforts pour rapprocher les sciences humaines des sciences de la nature, par ses analyses de la société industrielle, par son empirisme constructif et par sa recherche des fonctions et des structures.


L’école durkheimienne

Il n’est sans doute pas exagéré de désigner Émile Durkheim* comme le principal fondateur de la sociologie moderne et comme celui qui, le premier, donna à cette discipline sa cohérence scientifique, son domaine précis, ses méthodes les plus sûres, en même temps qu’il la faisait entrer dans la voie des réalisations. Son livre intitulé Règles de la méthode sociologique (1894) a été pendant longtemps et reste encore, à bien des égards, le manifeste de la sociologie scientifique. Durkheim y définit d’abord le fait social par son extériorité à l’égard des consciences individuelles, par l’action coercitive qu’il est susceptible d’exercer sur elles, par sa généralité et son objectivité. Il exige pour la sociologie qu’elle exprime les faits sociaux par des faits sociaux et soit ainsi indépendante des autres sciences. Il met en lumière l’importance de la notion de milieu social et le rôle de la typologie sociale.

Dans ses autres ouvrages, Durkheim a mis en œuvre ces principes, par exemple en utilisant les statistiques et en découvrant des explications proprement sociologiques aux divers types de suicide, en établissant une distinction entre d’une part la solidarité mécanique qui impose la cohésion sociale sans beaucoup différencier les fonctions et d’autre part la solidarité organique, fondée sur la division des tâches sociales, produisant un nouveau type de valeurs et développant la personne humaine. Enfin, il a voulu, à partir de l’étude des sociétés primitives, montrer comment la religion se développe à partir du principe sacré, qui, lui-même, prend racine dans l’ascendant qu’exerce le groupe social sur l’individu, et il s’est efforcé de fonder un nouveau rationalisme sur l’universalité du fait social en montrant comment les principes de notre logique sont préfigurés par les formes élémentaires de la vie sociale.

Autour de Durkheim s’était constituée une école sociologique fermement attachée à cette conception de la sociologie scientifique et groupée au sein de la rédaction de l’Année sociologique, qui comprenait notamment Paul Fauconnet, Maurice Halbwachs, Georges Davy, auteur d’une étude sur les origines sociales du droit contractuel, et Marcel Mauss*, chez qui Claude Lévi-Strauss* a trouvé un pressentiment de la méthode qu’il allait lui-même développer sous le nom de structuralisme* et d’anthropologie* structurale.

L’école durkheimienne a exercé une influence considérable dans le monde, et c’est elle qui a contribué à donner à la sociologie son statut définitif parmi les sciences humaines et qui a maintenu, face à un empirisme à courte vue ou à une divagation éloignée des réalités, la nécessité d’une étroite union entre la théorie et la recherche expérimentale. Cependant, certains de ses disciples, notamment Georges Davy, ont mis en garde contre une interprétation trop « sociologiste » de la doctrine, en montrant que la fondation de la sociologie comme science n’implique pas que tout le phénomène humain soit réductible à des faits sociaux ; et, parmi les représentants des autres sciences humaines, des critiques se sont élevées contre l’impérialisme sociologique de la doctrine durkheimienne étroitement interprétée, ou contre une trop grande tentation d’assimiler la méthode sociologique à celle des sciences de la nature, ou encore contre un rationalisme trop réducteur.


Les autres fondateurs

C’est pourquoi, parmi les fondateurs de la sociologie, il faut ranger aussi ceux qui ont le plus contribué à éviter des excès et à maintenir des ouvertures. Ainsi, V. Pareto*, à partir d’une réflexion sur l’économie politique, a défini la sociologie comme la science des actions humaines et établi une distinction classique entre les actions logiques et les actions non logiques, dans lesquelles le but objectif diffère du but subjectif et qui comportent un élément constant (le résidu) et des justifications (les dérivations). B. Malinowski* peut être considéré comme le père du fonctionnalisme* : il pose en effet en principe que toute culture liée à un système social donne à celui-ci un sens qui permet d’interpréter les phénomènes sociaux, notamment les institutions, comme des éléments ayant une fonction par rapport à cet ensemble. C’est probablement Max Weber* qui, avec Durkheim, a exercé l’influence la plus considérable sur les orientations de la sociologie moderne. Non seulement il a donné l’exemple d’analyses sociologiques en étudiant les rapports entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme*, en définissant le pouvoir charismatique ou la bureaucratie* et en posant la distinction, que devait ensuite approfondir Ferdinand Tönnies (1855-1936), entre le lien sociétaire et le lien communautaire, mais surtout il a montré les différences entre les sciences humaines et les sciences de la nature, les premières ayant à examiner des faits singuliers qu’il n’est pas possible d’expliquer par le recours à la causalité et qu’il s’agit plutôt de comprendre en découvrant leur sens et leur rationalité. Cette sociologie compréhensive suppose la construction de « types idéaux » (comme par exemple celui du « capitalisme ») qui sont des schémas d’interprétation exprimant la cohérence de la réalité sans la reproduire intégralement, mais en en dégageant les traits significatifs.