Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

sociologie (suite)

À cette dualité du vécu et du même fait perçu ou expliqué de l’extérieur se joint la dualité des relations interindividuelles dans un collectif élémentaire — une famille, une entreprise — et des rapports sociaux qui structurent la société globale. Nulle part cette dualité n’apparaît aussi nette et aussi équivoque à la fois que dans le domaine le plus caractéristique des sociétés complexes, celui de la division en castes, ordres, états ou classes. La fascination qu’exerce le marxisme*, en dehors de raisons proprement politiques, tient à l’affinité élective entre théorie des classes et théorie de la société. Le mot théorie, que l’on vient d’employer pour la première fois, prend ici un triple sens : détermination des concepts majeurs de la macrosociologie (ou étude de la société globale), propositions les plus générales valables éventuellement pour toutes les sociétés connues, enfin représentation de l’ensemble, comparable au schéma épistémologique de toute science, qui commande l’organisation du savoir.

Le va-et-vient entre le vécu et le construit ne permet guère l’élaboration d’un système conceptuel auquel se soumettraient tous les sociologues. La théorie au sens de « représentation originelle de l’objet total » prend, selon les écoles et les préférences politiques, une figure tout autre, tantôt proche d’une lutte permanente des classes et d’un ordre maintenu par la force et la ruse des puissants, tantôt proche d’un consensus, fondé sur la communauté des valeurs et croyances. Pour une part, les mêmes faits bruts peuvent peut-être s’insérer dans des schémas contradictoires : les écrits sociologiques nous offrent un mélange indissociable de ces faits et de ces « images », théories ou pseudo-théories.

Encore n’avons-nous pas mentionné une dernière dimension, qui ajoute à l’équivoque de la société moderne, à laquelle s’intéressent aujourd’hui de préférence les sociologues : l’avenir. Le marxisme, en ce qu’il se veut scientifique, est avant tout une analyse économico-sociologique du régime capitaliste, avec une perspective eschatologique. Un marxisme, en ce dernier tiers du xxe s., devrait être une analyse économico-sociologique des divers régimes entre lesquels se sont divisés le monde dit « capitaliste » et le monde qui se dit « socialiste ». Les sociologues qui viennent du monde capitaliste et ceux qui se réclament du marxisme-léninisme se rencontrent en nombre de leurs études et de leurs résultats : ils n’en démontrent pas moins, par leur dialogue toujours recommencé, que la sociologie, en tant qu’elle se veut macro-interprétative, tournée vers l’avenir ou critique, se charge des idéologies qu’elle ne cesse de dénoncer chez les acteurs sociaux. Conclusion logique et presque triviale puisque, nous l’avons dit au point de départ, la sociologie, réalité sociale, complexe et équivoque, présente les mêmes caractères que les autres réalités sociales.

R. A.


Les initiateurs de la sociologie


Les précurseurs

Si la sociologie pouvait être définie simplement comme l’étude de la société ou des sociétés, on pourrait faire remonter ses origines fort loin, à savoir aux premières réflexions sur les communautés et groupes humains considérés en tant que tels. Mais si l’on parle de la sociologie dans le sens où on l’entend aujourd’hui, comme science positive des faits sociaux, sans d’ailleurs supposer nécessairement qu’il s’agisse d’une science de même type que les sciences physiques ou naturelles, alors on aura intérêt à établir une distinction entre les précurseurs, les pionniers, puis les fondateurs de cette discipline relativement récente.

Parmi les précurseurs et par conséquent les penseurs qui se sont intéressés à l’étude des sociétés à des titres divers, on peut ranger de nombreux philosophes, juristes, politicologues, historiens depuis l’Antiquité jusqu’au milieu du xixe s. environ. Il faudrait, entre autres, citer Platon*, qui aperçut l’importance de la division du travail et des conditions économiques, géographiques, démographiques de la vie sociale, Aristote*, attentif aux facteurs de la vie en société, aux formes de l’échange et au passage de l’économie naturelle à l’économie monétaire, puis, dans les débuts de notre ère, les Pères de l’Église, notamment saint Augustin*, saint Thomas* d’Aquin, et, dans le monde islamique, ibn Khaldūn*, qui, au xive s., décelait les rapports entre l’organisation de la production, les structures sociales et la psychologie collective. À partir de la Renaissance, à travers l’époque classique et au Siècle des lumières, quelques grands noms méritent d’être retenus — entre beaucoup d’autres — qui offrent l’approche de plus en plus délibérée des phénomènes sociaux. Les uns furent guidés par la théorie politique ou historique, comme Machiavel*, Jean Bodin*, Hobbes*, Locke*, Bossuet*, Jean-Jacques Rousseau*, Vico*, Condorcet* ; d’autres, par la méthode statistique ou démographique, comme Malthus* et A. Quételet ; d’autres encore, par l’économie politique, comme les physiocrates, Adam Smith*, Jean-Baptiste Say* ; d’autres enfin, par les études juridiques, tels Grotius et Montesquieu*.

Cette évolution, ainsi nourrie par des impulsions et des courants divers, conduisit aux approches de la sociologie proprement dite avec certaines parties de l’œuvre de Claude Henri de Saint-Simon*, qui, sous le nom de physique sociale, projeta la création d’une science positive des faits politiques et sociaux et à qui Durkheim devait attribuer un grand rôle dans la création de la sociologie.


Les pionniers

Cependant, c’est Auguste Comte* qui non seulement inventa le mot de sociologie, définie par lui comme l’« étude positive de l’ensemble des lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux », mais aussi en marqua la place éminente au sommet de la hiérarchie des sciences. Ancien secrétaire et collaborateur de Saint-Simon, il abandonna la « physique sociale » de celui-ci et s’efforça de délimiter pour la « sociologie » un domaine véritablement spécifique, en caractérisant son objet par les notions, fondamentales selon lui, de « consensus social » et d’« existence sociale ». Quant à la méthode de cette nouvelle science, elle devait être, dans le dessein de son fondateur, positive, à la fois inductive et déductive, orientée vers la recherche des lois, fondée sur l’observation, mais sans écarter la théorie et les hypothèses a priori. Enfin, sans briser pour autant l’unité de la sociologie, Comte y distinguait deux parties : d’une part, la statique sociale, qui est « théorie de l’ordre », « étude fondamentale des conditions d’existence de la société », « analyse approfondie et développée de l’ensemble des conditions d’existence communes à toutes les sociétés humaines, et des lois d’harmonie correspondantes » ; d’autre part, la dynamique sociale, qui est « théorie du progrès », explication du développement de la société, « étude des lois de son mouvement continu ». Après avoir établi dans son Cours de philosophie positive une distinction entre statique et dynamique analogue à celle qui existe en biologie entre anatomie et physiologie, Comte, dans son Système de politique positive, préféra insister sur leur complémentarité, la réalité sociale apparaissant sous son aspect invariable dans la statique et sous son aspect modifiable, historique, dans la dynamique.