Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sociologie (suite)

Histoire de la sociologie

Tous les quatre ans, l’Association internationale de sociologie organise un congrès mondial ; des milliers de sociologues s’y retrouvent, capables de se comprendre, sinon de s’accorder. Ils emploient (plus ou moins) le même langage, usent du même vocabulaire, discutent des mêmes problèmes ou se posent les mêmes questions ; pour parler plus précisément, ceux qui situent leurs travaux dans la même subdivision de leur discipline parviennent à constituer des comités auxquels s’appliquent les propositions précédentes. La sociologie constitue désormais une réalité sociale ; elle figure, à titre d’objet d’études et de connaissance, dans la plupart des universités ; les administrations publiques et privées font appel, dans certaines circonstances, au concours des sociologues.

À la fin du siècle dernier, dans un article fameux de la Grande Encyclopédie (dirigée par Marcelin Berthelot, 1885-1892), Marcel Mauss* et Paul Fauconnet définissaient la sociologie en fonction des idées majeures de l’école durkheimienne. À l’heure présente, il paraît préférable de la définir par les caractères propres aux travaux de ceux qui s’appellent eux-mêmes sociologues et se reconnaissent réciproquement comme tels. Définition à coup sûr périlleuse, puisque les médecins de Molière formaient eux aussi une communauté jalouse de ses secrets et assurée d’elle-même. Aussi bien, aucun sociologue n’attribuerait à tous les écrits qui se donnent pour sociologiques la dignité de contribuer à la science.

Si l’on parcourt un programme de congrès mondial de sociologie, un premier fait frappe. Il n’est pour ainsi dire aucune œuvre, aucune activité caractéristique de l’humanité qui ne s’y trouve, précédée de la formule « sociologie de » : la politique, le sport, la religion, le temps libre, l’art, la science, etc. On a pris volontairement des concepts hétérogènes pour suggérer une idée qui paraît à la fois banale et importante. La division du travail entre les sociologues, la division de la sociologie entre les différents chapitres ne semblent pas encore rigoureuses ou systématiques. Les sociologues tâchent de comprendre ou d’expliquer n’importe quelle réalité humaine d’un certain point de vue ou selon une certaine méthode.

• Point de vue. Les sociologues considèrent la réalité — sport ou politique — en tant que sociale, autrement dit en tant qu’elle ne se réduit pas à une collection de conduites individuelles ou à des modèles invariants à travers le temps et l’espace, en tant qu’elle exprime ou reflète la spécificité des collectifs, famille, classe, nation, en tant qu’elle résulte de l’action réciproque des individus et de l’influence qu’exercent les collectifs sur les individus.

• Méthode. Les sociologues ou du moins la plupart d’entre eux aspirent à une certaine sorte de scientificité, bien qu’ils n’entendent pas tous ce mot de la même manière. Les uns mettent l’accent sur l’un des traits spécifiques des sciences avancées : l’existence d’un vocabulaire ou d’un système conceptuel admis et employé par tous les membres de la communauté. Ils s’efforcent donc de donner à la sociologie un répertoire universellement accepté de concepts : le plus célèbre, à notre époque, de ces producteurs de systèmes conceptuels, est Talcott Parsons*, qui a probablement réalisé ses ambitions, mais sans obtenir pour autant l’assentiment de ses collègues. Certes, ceux-ci se servent communément de concepts (ou de mots) tels que rôle, statut, voire universaliste, particulariste, accomplissement, gratification, que Parsons a forgés ou répandus. Mais ces sociologues ne les prennent pas tous au même sens et ils y voient plutôt une manière rapide de parler que l’équivalent des concepts de la physique, qui renvoient à des équations ou désignent des réalités progressivement élaborées ou découvertes par le progrès même de la science.

D’autres mettent l’accent non sur les concepts ou la théorie, mais sur les nécessités de l’« empirie » : dès lors, le sociologue devient celui qui, au lieu de se contenter de la sociologie impressionniste qui passe en revue tous les facteurs sociaux, veut observer rigoureusement et compter ; d’où les enquêtes* sous diverses formes, par questionnaires, par questions ouvertes ou fermées, par sondages* superficiels (les opinions) ou par interviews en profondeur.

Bien entendu, point de vue et méthode se complètent et ne s’opposent pas. Le sociologue vise la spécificité sociale des œuvres et des activités humaines, avec l’espoir de les saisir et de les expliquer scientifiquement. Le lecteur, partagé entre les jugements contradictoires que professionnels et amateurs portent sur la sociologie, demandera : parvient-il à ses fins ? La réponse à une telle interrogation ne peut se ramener à un oui ou à un non. Les sociologues expliquent de manière scientifique certains aspects des sociétés qu’ils connaissent le mieux. Mais les réalités sociales présentent une richesse, une ambiguïté intrinsèque qui prêtent à des interprétations multiples ; si le sociologue, à une extrémité, se veut, tel le biologiste (ou faut-il dire tel le médecin ?), strictement neutre, il se veut aussi, à l’autre extrémité, politiquement engagé, au moins en ce sens qu’il ne peut ni ne veut expliquer sans juger ; le biologiste devient médecin, et le sociologue engagé critique social.

L’ambiguïté du fait social tient à une double antithèse ; celle du vécu et de l’extériorité ; celle du micro et du macro. Il n’y a guère de concept sociologique qui aurait un sens abstraction faite des consciences. Que signifieraient l’État, la religion, le sport sans individus capables d’obéir aux lois, de croire à des êtres supérieurs, de rivaliser avec d’autres ou avec le chronomètre ? Mais, si la société se confond d’une certaine manière ou au point de départ avec le vécu, elle apparaît toujours autre aux sociologues et aux acteurs sociaux, autre aux différents acteurs sociaux. Une crise économique est vécue par une collectivité, elle n’est voulue comme telle par personne. Une classe supérieure tient sa situation privilégiée pour normale, elle la justifie : le sociologue tend à différencier le fait et la justification qu’en donnent avec bonne conscience ceux qui en profitent.