Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

social-démocratie (suite)

La social-démocratie allemande

Le socialisme allemand est né d’une triple influence : la pensée individualiste développée en Allemagne par Luther*, les piétistes (v. piétisme), l’Aufklärung et Kant* ; l’accent mis sur le rôle médiateur de l’État par Fichte*, Friedrich List (1789-1846) et Hegel* ; enfin le matérialisme marxiste.

C’est en 1863 que Ferdinand Lassalle fonde à Leipzig l’Association générale des ouvriers allemands. Ancien disciple de Marx*, Lassalle en a retenu le matérialisme historique et l’idée de lutte des classes. Il est à l’origine de ce qu’on a appelé la « loi d’airain » du salaire, mais il est aussi très marqué par Fichte et Hegel et développera dès le début l’idée du socialisme d’État en même temps qu’il marquera son attachement à une Petite Allemagne, unifiée et dominée par la Prusse.

Très hostile à la bourgeoisie libérale et favorable au suffrage universel, il se rapproche de Bismarck. Il fait adopter le programme dit « de Leipzig », qui met l’accent sur trois thèmes : l’autonomie du mouvement ouvrier, le suffrage universel, l’essor des coopératives ouvrières, aidées par l’État.

En face des socialistes lassalliens, désemparés très vite par la mort tragique de Lassalle, se constitue également en 1863 une Union des associations de travailleurs allemands (Verband deutscher Arbeitervereine), fondée par August Bebel* et Wilhelm Liebknecht (1826-1900).

Pendant de nombreuses années, lassalliens et autres socialistes vont se combattre. Les uns sont de tendance nationale et unitaire ; les autres adhèrent à l’Internationale, appuient les tendances particularistes et sont hostiles aux solutions prussiennes de Petite Allemagne.

En 1869, Bebel et W. Liebknecht fondent le parti ouvrier social-démocrate (Sozialdemokratische Arbeiterpartei) à Eisenach, qui n’a réellement d’influence qu’en Saxe, tandis que les lassalliens sont implantés en Rhénanie, à Francfort, à Berlin et à Hambourg.

Lorsque éclate la guerre de 1870, les lassalliens lui sont favorables, tandis que les eisenachiens sont contre, malgré Marx, qui écrit alors à Engels que « les Français ont besoin d’une raclée [...] cela servira la centralisation de la classe ouvrière allemande [...] et cela permettra l’élimination des conceptions de Proudhon ». Toutefois, après le 4 septembre, tous les marxistes font bloc contre la guerre à la jeune République française. Bebel protestera contre le traité de Francfort et l’annexion de l’Alsace-Lorraine.

De 1871 à 1874, les deux tendances cherchent à se rapprocher et, peu avant la mort de Johann Baptist von Schweitzer (1833-1875), successeur de Lassalle, elles réunissent à Gotha (mai 1875) un congrès commun qui unifie le socialisme allemand et lui donne un programme au vocabulaire marxiste, mais au contenu lassallien. On y retrouve en effet la loi d’airain du salaire, le socialisme d’État et l’idée que la lutte sociale doit se dérouler dans un cadre national. On comprend que Marx et Engels se soient insurgés contre ce programme et aient dit de lui qu’il était « confus, incohérent, illogique et blâmable ».

Mais le nouveau parti, s’il est plus lassallien que marxiste, n’en remporte pas moins de grands succès. Dès 1871, la social-démocratie allemande (Sozialdemokratische Partei Deutschlands ou SPD) obtient 100 000 voix ; en 1874, elle en a 350 000 et, en 1877, elle atteint pratiquement 500 000 suffrages, soit 9 p. 100 du total des électeurs. À Berlin et en Saxe, elle avoisine 40 p. 100.

Ces succès inquiètent Bismarck*, qui profite d’une vague d’attentats anarchistes pour faire adopter en 1878 par le Reichstag la loi d’exception du 21 octobre, valable pour deux ans mais qui sera renouvelée jusqu’en 1890. Cette loi permet d’interdire les groupements qui servent à détruire l’État ou l’ordre social tels qu’ils existent, les rassemblements et la presse de ces groupements ainsi que la résidence de leurs chefs. La SPD va être profondément touchée par ces mesures, que l’on pallie par la création de nombreuses associations sportives, musicales et de caisses de secours. Tout cela contribuera plus tard à faire de la SPD un parti modèle pour tous les partis de la IIe Internationale*.

En même temps, les persécutions donnent d’excellents prétextes pour épurer le parti des anarchistes ou des éléments anarchisants ou pour renforcer l’orthodoxie doctrinale du parti. C’était d’ailleurs d’autant plus nécessaire que, entre 1874 et 1877, le parti subit l’influence de Karl Eugen Dühring (1833-1921), un universitaire socialiste et antisémite qui accepte le capitalisme et veut seulement en supprimer les contradictions ; Engels* lui reprochera avec véhémence dans son Anti-Dühring sa phraséologie radicale et pseudo-révolutionnaire.

La politique bismarckienne a plusieurs conséquences :
— elle renforce momentanément l’emprise marxiste sur le parti, d’autant plus que ses chefs sont à l’étranger, surtout en Suisse et en Grande-Bretagne, sous le contrôle direct de Marx ;
— sous l’influence des socialistes de la chaire (Kathedersozialisten), elle permet la mise en place d’une politique sociale marquée par la promulgation de lois instituant l’assurance maladie dans l’industrie et l’artisanat en 1883, l’assurance contre les accidents du travail en 1884 et l’assurance vieillesse en 1889 ;
— elle va favoriser à plus long terme le développement du révisionnisme.

En 1890, Guillaume II* met fin à la persécution antisocialiste et, en 1891, se tient à Erfurt un congrès qui va donner à la SPD un programme dont le préambule est incontestablement marxiste, mais dont les articles particuliers énoncent des idées essentiellement opportunistes. Malgré les efforts de Marx et d’Engels, qui souhaitent raffermir les bases théoriques du parti, tout est en place pour faciliter l’essor du révisionnisme : c’est la forme qu’Eduard Bernstein* va donner au socialisme allemand. Disciple d’Engels, l’ancien rédacteur de l’organe Der Sozialdemokrat édite une vie et les œuvres de Lassalle. En 1899, il publie un ouvrage fondamental : Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie (Prémisses du socialisme et devoirs de la social-démocratie). Dès 1891, Bernstein estimait : « La révolution sociale ne dépend pas de coups de main violents et de révoltes sanglantes. Avec le droit de réunion et la liberté de la presse, les ouvriers peuvent exprimer leurs revendications [...] d’une manière si énergique qu’elles devront tôt ou tard se transformer en lois. » Il a été fortement influencé par la pensée lassallienne et par les « socialistes de la chaire », qui sont profondément marqués par la pensée des luthériens sociaux et des socialistes anglais. Avec la Ligue des industriels, les socialistes de la chaire préconisent des réformes sociales hardies, la participation de la classe ouvrière aux profits que permet la croissance économique, l’étatisation des entreprises monopolistiques et une politique fiscale sociale favorisant les petits revenus.