Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Shakespeare (William) (suite)

Richard II, mauvais roi, ne cesse d’être humainement intéressant. Le protagoniste du Roi Jean (King John, 1596?) ne l’est pas. La pièce est relevée par le personnage superbe du bâtard Faulconbridge, fils de Richard Cœur de Lion, en qui sa grand-mère Aliénor reconnaît le sang royal : « Et je suis moi, qu’importe ma naissance ! » C’est un personnage insolent, qui nourrit son cynisme d’un franc regard sur les facilités, compromis, complaisances, qui sont le biais du monde. Sa robustesse équilibre le pathétique concentré sur la figure typique de la mère, Constance, et du fils, Arthur, qu’elle sait mort dès qu’il est seulement pris.

On peut joindre à Richard II, malgré l’intervalle qui les sépare, les deux parties d’Henri IV (1597?), et d’Henri V (1599?). Ce sont des pièces moins classiques, moins tragiques, moins poétiques de ton. Le personnage royal n’intéresse que par son contraste avec Richard, comme démonstration du principe de responsabilité aliénante. Dans la personne du prince de Galles devenant Henri V, nous voyons se produire la mutation de la délinquance juvénile au sérieux parfait, annoncée très tôt par un perfide aparté, alors qu’il semblait installé dans la compagnie de Falstaff et de sa bande : « Je vous connais tous ; je veux encourager un temps l’humeur débridée de votre vie oisive. » Il calcule : « Quand je rejetterai cette vie relâchée, ma réforme éclatant sur ma faute en paraîtra meilleure. » C’est un modèle royal d’hypocrisie qui paraît glorieusement dans le pieux soliloque qui précède Azincourt, alors que l’affaire a été montée par les politiques comme une diversion pour affermir le trône. Qu’en pensait Shakespeare ? Le lecteur attentif choisira.

Massif, brutal, Henri IV se dressait entre deux figures symétriques, Falstaff et Hotspur. Plus l’Angleterre devenait sérieuse, et plus elle s’enchantait de Falstaff : il lui rendait à peu de frais l’affranchissement de toute règle morale ; son cynisme, son anarchisme étant écartés de nous physiquement par son énorme bedaine, éthiquement par un système complet d’inversion des valeurs, esthétiquement par une gaieté, un esprit dont le vin des Canaries anime les gambades funambulesques, il n’est pas dangereux (c’est d’un maigre que César dira : « Ces hommes-là sont dangereux »). Shakespeare lui fait, avec une habileté merveilleuse, préserver, dans sa canaillerie, une innocence. Mais c’est une canaille : escroc des pauvres, détrousseur des plus lâches que lui, recruteur de misérables qui, parfois, ont plus de cœur que leur chef enrichi de l’argent du rachat des riches, faux héros, enfin, qui à la bataille égorge les héros déjà morts, il équilibre admirablement Hotspur, jeune fou sublime, entraîné par les siens et par la mauvaise foi d’Henri IV dans la sédition. La gloire et la mort pour lui sont le couple qu’étaient pour Roméo l’amour et la mort : la gloire qu’il se voit dans un rêve vertigineux arrachant au front de la lune ou ramenant des abîmes — il parle la langue follement hyperbolique du Tamerlan de Marlowe. La mort, il la trouve au combat, tué par le prince Henri, revendiqué par Falstaff : l’ironie de Shakespeare n’a jamais été plus cruelle.


Illusions et ambiguïtés

Vers le même temps qu’Henri V, Shakespeare aurait écrit les Joyeuses Commères de Windsor (The Merry Wives of Windsor), pour plaire, selon la légende, à la reine, qui aurait souhaité voir Falstaff amoureux. Falstaff, qui semblait bien se connaître, ici ne se connaît plus du tout, au point de s’imaginer séduisant deux dames de la ville et s’en faisant entretenir. Sa paresse est telle qu’il leur adresse la même lettre à toutes deux, qui se la communiquent ; et telle sa sottise, que, ses plans déjà dévoilés, il dit pis que pendre de Mr. Ford, l’un des maris, à Mr. Brook, qui est ce même mari déguisé. Aussi est-il berné de belle façon, fourré jusqu’à étouffer dans un panier de linge des plus sales, versé dans un fossé fétide et enfin poursuivi, pincé, culbuté par de malicieux pseudo-lutins.

Le Marchand de Venise (The Merchant of Venice) avait été écrit vers 1596. À la source, c’est une pièce antisémite. Lopez, médecin juif de la reine, avait été soupçonné de participation à un complot pour l’empoisonner, et le favori Essex, protecteur de Shakespeare, l’avait suffisamment torturé pour lui extorquer des aveux qui le vouaient à un supplice barbare. Cette affaire était encore dans les esprits, et il est probable qu’elle a fourni des traits à la figure de Shylock, la seule figure d’homme intéressante, au bout du compte, dans la pièce, où l’on voit un Bassanio, « gentilhomme », comme il dit, décavé et très conscient de la dot de Portia, valorisé de façon peu convaincante par l’amour, et un Antonio, marchand « chrétien », en ce qu’il dénonce vertueusement le prêt à intérêt, mais non par la charité ; habitué à cracher sur la gabardine du Juif, il proclame qu’il recommencera. C’est Antonio, personnage indéchiffrable dont Shakespeare a gardé le secret — peut-être homosexuel frustré, mélancolique, masochiste, « brebis galeuse du troupeau », dévoué corps et âme à Bassanio —, qui a garanti sa dette et qui, tous ses vaisseaux faisant naufrage, doit payer la livre de chair ; il y est d’ailleurs tout prêt comme à un sacrifice d’amour, cependant que, haine contre haine, Shylock est résolu à la réclamer.

Shakespeare semble, à cette époque, saisir toute occasion de « déguiser » en garçons les filles jouées par ses « boy actors ». On entend Portia parler pour annoncer son intention de la même voix que la Rosalinde de Comme il vous plaira et presque avec les mêmes mots. Il ne s’agit pourtant ici que de revêtir une robe de magistrat. On voit l’acteur-auteur composer sa pièce avec un œil fixé sur les planches.

Beaucoup de bruit pour rien (Much Ado about Nothing, 1598?) est une pièce dont on oublie l’intrigue principale et d’où on extrait la plus charmante des intrigues secondaires, l’étrange cour que se font Bénédick et Béatrice. Shakespeare jeune a le don et le goût de rendre avec une exquise subtilité de nuances le conflit entre l’amour naissant et le moi qui s’en défend. On l’a vu dans les Deux Gentilshommes. Mais il faut que les deux partenaires soient conscients de la situation pour qu’il puisse y avoir jeu, même inconscient. C’était déjà le cas de Biron et de Rosaline dans Peines d’amour perdues, mais, là, la guerre des sexes était formalisée : ici, la familiarité préalable entre le garçon et la fille ajoute aux fusées d’esprit plus d’individualité et de saveur. Si cette guerre-là est comique, c’est en vertu d’un double niveau de relation : au-dessus, manifestée dans l’échange verbal, une agressivité, qui est la défense de l’intégrité du moi contre l’invasion dissolvante de l’amour, et, au-dessous, la tendresse qui tente de percer sous les coups de patte ou même de griffe. Sur le mode badin, c’est toujours la même idée que dans Peines d’amour perdues : c’est une grande présomption que de se déclarer contre l’amour, et qui mérite d’être châtiée par l’amour. Ce sont les personnages de l’intrigue principale qui mènent et dénouent celle-ci en supposant le problème résolu : Béatrice est informée que Bénédick l’aime en secret ; Bénédick reçoit l’avis correspondant, et cette objectivation suffit à ce qu’ils se résignent à la fatalité de leur sentiment. « Adieu dédain, fierté de fille, adieu ! » soupire Béatrice ; mais encore : « Toi et moi nous sommes trop sages pour une cour paisible », et, jusqu’au dernier moment, ils voudront se donner le change.