Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Shakespeare (William) (suite)

Sly le rétameur n’est pas heureux d’être devenu un autre, fût-ce un seigneur. Que dire alors de Kate la mégère ? Petruchio, qui ne la veut pour femme qu’à cause de la dot, est prémuni par l’indifférence contre son agressivité délirante. Les pires hurlements, que sont-ils mesurés à l’étalon des bruits ? Quant aux gestes, il n’est que de savoir que Petruchio a l’avantage des muscles. Celui-ci va dresser Kate comme on dresse un cheval rétif, mais par des moyens appropriés, c’est-à-dire psychologiques. Entre Kate et le monde un rapport stable s’est établi : elle est ce qu’on la voit, on la voit ce qu’elle est, elle est reconnue. Petruchio, qui la trouve toutes griffes et toute invective, la complimente sur sa douceur et déplore l’incompréhension dont elle est l’objet. Il l’isole des autres en paraissant la défendre et il l’isole de ses propres paroles, puisque le sens n’en est plus compris. Tout se dérobe à son attente, et, après le mariage, restée seule avec lui et emmenée dans sa campagne, Kate est soumise à un processus méthodique d’aliénation. Une femme humble et docile en surgira. Nous sommes invités à tenir cette psychiatrie pour satisfaisante. Notons que, dans la même pièce, le thème de l’identité est mis une troisième fois en jeu, lorsque, dans le cadre d’une intrigue secondaire, le père de Lucentio trouve un imposteur prétendant être lui et se voit traiter d’imposteur.

Les pièces de Shakespeare se tiennent. Lucentio est arrivé à Padoue nanti d’un programme d’études austère, avec l’éthique au centre ; son serviteur et ami Tranio plaide pour la musique et la poésie qui stimulent l’imagination. Mais la vue de Bianca — la sœur de la Mégère — produisant l’habituel coup de foudre est bien plus efficace. C’est en somme le schéma de Peines d’amour perdues (Love’s Labor’s Lost, 1594?), avec la même idée de présomption et d’illusion sur soi-même châtiées par la rencontre de la vie et de l’amour. Le roi de Navarre est un Lucentio édictant non seulement pour lui-même, mais pour ses trois compagnons une règle monacale féroce, qui, en faveur de l’étude, dénie à la chair le manger, le dormir, l’amour et jusqu’à la présence des femmes — pour trois années. Là-dessus arrive la princesse de France en ambassade avec trois suivantes, et voici la règle mise en pièces, mais par chacun sournoisement, en cachette des autres. Le thème de l’identité — simplement cette fois l’identité de ce qu’on aime — n’est plus ici que le jeu d’une mascarade malicieuse, où les femmes ont interverti les signes de la leur de façon à contraindre leurs amants à une cour aberrante.

La pièce a une faiblesse liée au véritable protagoniste, Berown (ou Biron), dont le langage tendu et vibrant semble bien représenter celui de Shakespeare. Nous avons vu au début Berown, seul homme de bon sens, plaider pour une vie ouverte à l’influence des femmes (« leurs regards sont les livres, l’école, d’où jaillit le vrai feu prométhéen »). Or, la présomption des quatre hommes devant — c’est le thème de la pièce — être châtiée par les quatre femmes, celle de Biron, comme d’un persifleur inhumain, reçoit pour sentence qu’il ira à l’hôpital faire rire les moribonds une année entière. Ce persifleur, Shakespeare a oublié de nous le montrer, ce qui n’est pas de bon théâtre. Tout cet épisode de la guerre des sexes est ici, sur le mode léger, un assaut d’esprit. Les jeux du langage, c’est presque le fond de la pièce, traité aussi en parodie grâce à un pédant et à un grotesque, et en parodie de parodie grâce au page du grotesque. Shakespeare semble avoir voulu exorciser (sans y parvenir) la fascination qu’exercent sur lui les possibilités du langage.


Amour et caprice

Si le langage est le véritable sujet de Peines d’amour perdues, l’amour, sans nul doute, est celui, vers la même date, des Deux Gentilshommes de Vérone (The Two Gentlemen of Verona, 1594?). On trouve ici deux amis, dont l’un, Valentin, dédaigne l’amour tant qu’il est à Vérone et lui est soumis dès qu’il arrive à Milan, par l’enchantement de Silvia, qui, très vite, partage son amour et, faute du consentement du duc son père, projette de fuir avec lui. Proteus, lui, est l’amoureux tendre de Julia, qui, farouchement virginale, le repousse avec une violence qui n’est que la couverture de l’amour refoulé. Il se lasse et va rejoindre Valentin. Le voici à son tour ébloui par Silvia, et qui dénonce son ami au duc. Valentin s’enfuit et rejoint des brigands dans la forêt, cependant que Proteus court sa chance ; il a engagé un page pour être le messager de son amour, qui n’est autre que Julia déguisée pour le rejoindre (et non reconnue de lui, selon la convention du théâtre élisabéthain). Fidèle (maintenant qu’elle a pris conscience d’elle-même), douloureuse, intensément masochiste, cette Julia-Sebastian annonce la Viola-Cesario de la Nuit des rois dans le même rôle de messagère de celui qu’elle aime auprès d’une autre. « Sebastian » évoque pour Silvia ses souvenirs de Julia avec des grâces mélancoliques, comme fera Cesario pour Viola auprès d’Orsino. Silvia s’enfuit pour rejoindre Valentin, mais elle est rattrapée par Proteus, qui va la prendre de force, quand survient Valentin. C’est ici que la pièce perd pied, faute de réalité humaine, et nous enfonce dans une convention absurde jusqu’au grotesque. Non seulement Valentin pardonne tout à Proteus, mais il lui offre « sa part » de Silvia. Heureusement, Proteus a pris conscience de son aberration : il réfléchit qu’il trouvera aussi bien au visage de Julia ce que lui offrait celui de Silvia. L’amour n’a été que brusques mutations.

C’est le même thème de l’amour, avec l’accent sur le caprice, qui, jusqu’au niveau des rustiques occupés de représenter les malheurs de Pyrame et de Thisbé, est le seul du Songe d’une nuit d’été (A Midsummer Night’s Dream, 1595?). On trouve au premier plan les amours persécutées de Lysandre et d’Hermia, que son père a promise à Demetrius. Fort de la loi d’Athènes, Égée donne le choix à sa fille : Demetrius ou la mort. Et Thésée remontre à la jeune fille : « Votre père devrait vous être un Dieu. / Vous n’êtes dans ses mains qu’une forme de cire. » Mais il ajoute un choix moins extrême : le couvent. Hermia, indomptée, s’enfuit dans la forêt ; mais elle s’est confiée à Helena, amoureuse repoussée de Demetrius, lui laissant le champ libre. L’amour d’Helena étant une sorte de folie masochiste, elle ne trouve d’autre moyen pour plaire à l’aimé que de dénoncer les amants. Demetrius lui dit-il qu’il ne l’aime pas, elle réplique qu’elle ne l’en aime que plus : « Je suis votre épagneul, plus vous me battrez, plus je serai votre chien couchant. »