Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Shakespeare (William) (suite)

Légende et biographie

William Shakespeare naquit à Stratford on Avon, dans le fertile Warwickshire, entre le 20 et le 26 avril 1564. Il était le fils d’un notable, alors prospère, qui, en 1568, fut bailli ou maire de la petite ville. Il fit donc d’abord des études tranquilles dans une de ces bonnes « grammar schools » qui dispensaient alors une éducation démocratique. Mais, à partir de 1577, la fortune familiale déclina. On ne sait ce qu’il advint alors du fils, que nous ne retrouvons qu’à la fin de novembre 1582, épousant une femme de huit ans son aînée, Anne Hathaway. Une fille leur naquit en mai 1583. On a pensé que ce n’était pas Shakespeare qui, à dix-huit ans, avait été le séducteur et que la singulière sévérité qu’il manifesta jusqu’au bout, parfois hors de propos (cf. Prospero dans la Tempête), aux liaisons prématurées pouvait être liée à une rancune personnelle.

On a lieu de penser que Shakespeare arriva seul à Londres en 1587 ou 1588. Ce sont des années de grands événements. En 1587, Marie Stuart, retenue prisonnière depuis vingt ans et en faveur de qui des complots catholiques s’ourdissent périodiquement, est décapitée. En 1588, l’Invincible Armada, qui se croyait déjà maîtresse de l’Angleterre, est mise en déroute : la puissance anglaise est affermie et consolidée. Le théâtre élisabéthain* fait au même moment une entrée fracassante dans l’époque et dans l’histoire culturelle avec la Tragédie espagnole de Thomas Kyd, prototype du drame de la vengeance, dont Hamlet sera l’exemple le plus illustre et le plus singulier, et avec Tamburlaine (Tamerlan) de Marlowe*, glorieuse expression d’une vision paranoïaque.

On ne sait si, comme le veut une de ces légendes qui tiennent ici lieu de biographie, Shakespeare s’approcha d’abord du théâtre en tenant par la bride les chevaux des spectateurs. Dès que nous rencontrons (en 1594) son nom dans des documents d’archive, il est non seulement acteur, mais aussi actionnaire de la troupe dite « du lord Chambellan ». C’est désormais à travers les documents relatifs à l’histoire du théâtre que nous suivons ses progrès. L’acteur, en lui, ne semble pas avoir beaucoup compté ; d’ailleurs, le métier ne payait pas ; mais l’homme d’affaires théâtrales fit si bien les siennes qu’en 1596 il avait remis sa famille à flot et faisait anoblir son père. Si peu qu’il jouât, par ailleurs, l’optique des planches restait la sienne, jusqu’au point de devenir le symbole fréquent de la vie qui n’est peut-être qu’illusion vitale et parodie de réalité : Hamlet parle comme un acteur qui joue Hamlet. La troupe, ayant joué un Richard II sur commande pour Essex, se trouva en disgrâce à la fin du règne ; notre auteur sera, par contre, lié aux célébrations du règne de Jacques Ier.

Sa vie privée reste entièrement mystérieuse. On a tenté de la tirer de la séquence de 154 sonnets, publiée en 1609, mais dont une partie, comme le révèle un écrit contemporain, était connue dès 1598. Ces sonnets content une curieuse histoire avec un accent souvent poignant de vérité ; pourtant, la vérité de l’homme de théâtre peut-elle jamais être nue ? Le drame, ici, est à quatre personnages : le poète, l’ami, la maîtresse et, en retrait, le poète rival. Les sonnets les plus ardents sont ceux, voisins dans leur vision du Phèdre ou du Banquet, où Shakespeare chante son amour de l’ami. Pierre Jean Jouve veut voir dans le vingtième un témoignage d’homosexualité. On y lira plutôt la frustration, qui viendrait de ce que par malheur l’objet aimé n’appartient pas au sexe dont on peut jouir ; si cet objet s’appelle Southampton, dont les mœurs sont connues, l’obstacle pourrait n’être qu’un interdit en soi-même. Au surplus, depuis Pétrarque, il y a dans tout sonnet beaucoup de littérature ; on a même avancé l’hypothèse d’une commande. Mais, sur le fond — l’admirable langage des émotions, qui est le vrai fond de ces poèmes et leur signifié-signifiant —, on ne peut guère se tromper : cet homme est tel qu’il se dit ; c’est un masochiste, et son vrai bonheur est le bonheur de souffrir, d’être privé, rejeté, trahi. Si l’on a mentionné Platon, c’est que l’amour que nous disons homosexuel est ici noble et exaltant, glorifiant la beauté autant que l’âme, dont elle est le miroir, mais ignorant tout des caresses. Comme tout amour, cependant, il voudrait se croire assuré de l’autre et se voit dépossédé, et de deux côtés même, car l’ami va se tourner d’une part vers le poète rival et d’autre part — double trahison — vers la maîtresse. Celle-ci, c’est la fameuse brune, raillée corps et âme, et pourtant redoutée. Il y a beaucoup de brunes de pièce en pièce usurpant la place légitime des blondes, et l’on peut penser qu’elles descendent toutes de la même brune. Tout cela ne ferait qu’une anecdote si une certaine conception masochiste, disions-nous, et mélancolique de l’amour n’en ressortait fortement.

Pour le reste, il n’y a qu’à feuilleter de maigres éphémérides : en 1596, le fils de Shakespeare, Hamnet, est mort, et peut-être le personnage de Hamlet en sera-t-il assombri. Mais, en 1597, on voit déjà notre homme d’affaires se retourner de Londres vers Stratford, où il achète New Place, une très belle maison. En 1598, sa troupe s’installe au nouveau théâtre du Globe, auquel son nom reste le plus associé. Les professionnels du théâtre trouvent alors devant eux les troupes d’« enfants » dont il est question dans les conversations de Hamlet avec les acteurs. Des « enfants » jouent aux chandelles dans la salle close des Frères Noirs (Blackfriars). Les Comédiens du Roi (the King’s men) — nom que porte la troupe de Shakespeare à partir de 1603 — vont s’y installer en 1608. Les pièces s’y font plus intimes, plus « romantiques ». Shakespeare semble, dans ses dernières pièces, influencé en ce sens par de jeunes auteurs, comme John Fletcher. C’est sans doute en collaboration avec celui-ci qu’il produira en 1612 sa dernière pièce, Henri VIII. Il meurt le 23 avril 1616, des suites, dit-on, d’un banquet avec Ben Jonson.