Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

sérielle (musique) (suite)

Cette série de douze sons servira donc de base à toute l’œuvre, mais pourra être présentée également sous sa forme renversée (miroir), rétrograde (écrevisse) ou renversée-rétrograde. Ces formes (quatre en comptant la forme droite) peuvent être transposées à chacun des douze degrés de la gamme chromatique, ce qui donne quarante-huit formes de la série. De plus, les sons peuvent être exposés horizontalement et verticalement (successivement ou simultanément), et les autres paramètres (durées, intensités, timbres) demeurent libres. Si Schönberg était le premier à ériger le dodécaphonisme en système cohérent, d’autres que lui avaient utilisé le total chromatique. On trouve une série dodécaphonique complète dans un célèbre récitatif du Don Juan de Mozart, une autre au début de la Faust Symphonie de Liszt, cependant que la fugue Ainsi parlait Zarathoustra de R. Strauss repose sur un sujet dodécaphonique. Mais dans tous ces cas, le contexte, la syntaxe demeurent tributaires de la tonalité. Les recherches ultra-chromatiques de Max Reger (1873-1916), à la limite de la tonalité, aboutissent fréquemment à des successions de dix ou même onze sons sans répétition, cependant qu’Aleksandr Nikolaïevitch Skriabine (1872-1915) utilise les intervalles de son fameux accord « prométhéen », fait de quartes justes et augmentées superposées, comme de véritables séries. Toutes ces recherches se situent entre 1900 et 1914, mais à la même époque, isolé et à l’insu de tous, l’Américain Charles Ives* réalisait déjà des pages fondées sur des séries de douze sons, dont l’une au moins (Chromatimelodtune, de 1913-1919) précède Schönberg de plusieurs années par l’organisation dodécaphonique sérielle cohérente des hauteurs.

Les exemples précédents nous aident à comprendre la distinction qu’il faut faire entre musique sérielle, dodécaphonique et atonale, ces trois termes n’étant ni synonymes ni nécessairement liés. Une musique sérielle ne sera pas forcément dodécaphonique, soit qu’elle sérialise d’autres paramètres que les hauteurs (nous y reviendrons plus bas), soit que la série utilisée soit détective (moins de douze sons : exemple de Skriabine, mais aussi des dernières œuvres de Stravinski) ou au contraire infra-chromatique (échelles non tempérées, micro-intervalles, etc., permettant de sérialiser plus de douze sons). Une musique sérielle ne sera pas non plus forcément atonale, soit que la succession de la série de douze sons soit choisie de manière à présenter des rapports tonaux (arpèges majeurs ou mineurs, fragments de gamme), cas fréquent chez Alban Berg*, soit que la série comprenne moins de douze sons : à la limite, rien n’empêche de sérialiser la gamme d’ut majeur ! Réciproquement, une musique dodécaphonique peut n’être pas sérielle (musique atonale « libre » de l’école viennoise entre 1907 et 1923) et peul n’être pas atonale (Tristan). Enfin, une musique atonale peut n’être pas sérielle (nous l’avons vu) et peut n’être pas dodécaphonique (toutes les musiques modales, du grégorien aux musiques extra-européennes).

Mais nous n’avons envisagé jusqu’ici que le problème des hauteurs, et il est évident que les autres paramètres sonores se prêtent également à la sérialisation. Un cas qui mériterait une étude approfondie, laquelle n’existe pas encore, est celui des musiques extra-européennes de tradition non écrite, où l’improvisation s’effectue à partir de bases paramétriques très strictes et contraignantes. Au sens large, rāga et tāla de la musique de l’Inde ne seraient-ils pas des structures fondamentalement sérielles, respectivement de hauteurs et de durées ? Dans la musique occidentale, les « personnages rythmiques » que Messiaen a reconnus dans le Sacre du printemps avant de les utiliser dans sa propre musique sont incontestablement un stade présériel de la pensée rythmique. Mais ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la musique occidentale aborde la sérialisation systématique de tous les paramètres sonores. Anton Webern*, le plus radical et le plus novateur des disciples de Schönberg, en avait eu l’intuition, ainsi que le révèlent ses derniers cahiers d’esquisses, mais sa mort prématurée, en 1945, ne lui permit pas de concrétiser ses recherches en une œuvre. La première pièce sérialisant totalement les quatre paramètres, tous prédéterminés avant la mise en œuvre compositionnelle proprement dite, fut l’une des Quatre Études de rythme pour piano d’Olivier Messiaen*, Mode de valeurs et d’intensités (1949). Présentée lors d’un des premiers Cours d’été de Darmstadt, cette pièce opéra un impact foudroyant sur quelques jeunes compositeurs, avant tout sur Karlheinz Stockhausen*. Après quelques pages analogues de son Livre d’orgue (1951), Messiaen lui-même ne persévéra pas dans la voie qu’il avait ainsi ouverte. Mais Mode de valeurs fut l’étincelle qui permit à la jeune génération de l’après-guerre d’assumer pleinement l’héritage de Webern. Les années 1950 furent l’âge d’or de la musique sérielle intégrale, illustrée par les premiers chefs-d’œuvre de Pierre Boulez*, de Jean Barraqué*, de Karlheinz Stockhausen, de Luigi Nono*, de Bruno Maderna*, de Luciano Berio*, d’Henri Pousseur* et de quelques autres. À côté de ces maîtres, capables de concilier la rigueur sans précédent de cette pensée musicale avec les exigences de l’expression personnelle, de nombreux épigones s’enlisèrent dans le désert d’une grammaire astreignante et rigoureusement stérile, ne franchissant jamais la « limite du pays fertile » que Boulez, lui, avait alors conquis. La réaction ne tarda guère, réduisant à néant la prophétie de Schönberg : dès 1956, le Klavierstück XI de Stockhausen, rapidement suivi de la Troisième Sonate pour piano de Boulez, introduisait pour la première fois dans la musique occidentale la notion de forme ouverte, de work in progress, de musique aléatoire*. La musique tout entière s’engouffra bientôt dans la brèche ainsi ouverte, assoiffée qu’elle était de liberté et d’air. Certains compositeurs, comme Y. Xenakis ou Sylvano Bussotti (né en 1931), qui n’avaient jamais accepté le sérialisme intégral, revinrent au premier plan de l’actualité musicale.