Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

sensation (suite)

Piéron, contrairement à Sherrington, évacue donc les concepts de conscience ou d’esprit et écarte ainsi la question oiseuse de savoir si le Singe, la Poule, la Grenouille, le Hanneton, la Pieuvre, l’Huître ou le Ver de terre ont une conscience et peuvent éprouver des sensations. Mais, avec la distinction entre stimulation réflexogène et stimulation proprement sensorielle, il réintroduit une difficulté parente de celle qu’il a éliminée, car, si cette distinction est valable pour les animaux supérieurs, elle n’a plus guère de sens pour les organismes primitifs. On se demandait où placer la frontière entre les animaux éprouvant des sensations et les autres, on se demande maintenant jusqu’à quel niveau il faut descendre pour n’avoir plus à faire qu’à des activités réflexes.

Ernst Mach (1848-1916) avait pourtant surmonté ces difficultés en désignant par « sensation » le phénomène élémentaire de mise en activité des organes récepteurs ; la question de savoir si ce phénomène était conscient ou inconscient n’avait alors plus de sens et on pouvait utiliser le terme pour l’ensemble du monde animal.

En réalité, le poids de l’usage est tel qu’il est difficile de séparer le mot sensation de son halo de subjectivité et, à l’attitude de Sherrington, qui, pour éviter l’ambiguïté, substitue l’appellation de récepteur à celle d’organe des sens, correspond celle de Piéron, qui, lorsqu’il se situe dans une perspective comparatiste, parle plus volontiers de processus sensoriel que de sensation.

Il faut remarquer que, pendant longtemps, on étudia essentiellement la sensation humaine — c’est-à-dire, en fait, les conditions de la perception — et souvent avec le secours de l’introspection. Les moyens d’investigation se perfectionnant (microscopie électronique, microphysiologie), il devint possible de préciser la structure fine des systèmes récepteurs et de pousser l’analyse de leur mode de fonctionnement chez les espèces animales les plus diverses. Ainsi, le centre de gravité des recherches se déplaça progressivement de la psychologie de la sensation vers une psychophysiologie des processus sensoriels.


Biologie de la sensibilité

Une des conditions du maintien d’une espèce étant l’adaptation de son comportement aux variations du milieu, il s’ensuit que les organismes que nous observons aujourd’hui sont ceux qui possèdent les dispositifs leur permettant de détecter dans leur milieu les stimuli exigeant des réponses opportunes (signaux liés à un danger, à un aliment…) et de réagir adéquatement (fuite, capture des proies…).

Chez les Métazoaires, la différenciation progressive de cellules réceptrices, effectrices et transmettrices s’effectue suivant un cheminement qui ne correspond pas à une évolution en ligne droite. L’épithélium des Actinies, par exemple, est extrêmement riche en neurones récepteurs (plus d’un million au millimètre carré chez certaines espèces) ; on a peu de données sur les stimuli efficaces. Très tôt, certains de ces neurones sensoriels se groupent pour former des organes récepteurs. Chez les Méduses, on peut déjà trouver des yeux rudimentaires, des statocystes*, organes de l’équilibration, des fossettes vraisemblablement chémoréceptrices et des organes tactiles. Dans les groupes plus évolués, à symétrie bilatérale, la partie antérieure du corps entre la première en contact avec les milieux explorés ; les récepteurs sensoriels se groupent alors dans cette partie, et les premiers ganglions de la chaîne nerveuse se développent plus que les autres (v. tête). Ce processus de céphalisation, esquissé chez les Plathelminthes, est net chez les Annélides. Chez le Lombric, 30 p. 100 des cellules sensorielles sont encore dispersées dans l’épiderme, mais la majorité se trouve rassemblée au pôle explorateur, qui dispose ainsi d’une forte concentration de neurones répondant électivement aux stimuli mécaniques, chimiques ou lumineux (fig. 1). Chez certains Polychètes, le segment antérieur porte même des palpes, des antennes, des ocelles avec cristallin et mécanisme accommodateur, ainsi qu’un organe nucal (qui pourrait être chémorécepteur).

D’ailleurs, on n’a pas achevé l’inventaire des différents types de sensibilité et des différents types de récepteurs dont sont dotées les différentes espèces. Bien des univers sensoriels animaux restent à étudier.


Les univers sensoriels

L’univers sensoriel d’un animal peut se définir comme l’ensemble des stimuli ou constellations de stimuli susceptibles d’être détectés par cet animal. En utilisant le vocabulaire de l’informatique, décrire un univers sensoriel, c’est faire l’inventaire des agents, externes ou internes, qui forment des entrées et qui sont donc susceptibles de provoquer des sorties élaborées par le système nerveux. Aussi convient-il, pour le chercheur, d’enregistrer ces sorties, qui témoignent de l’action des entrées.

• Les méthodes. L’étude des sensations chez l’Homme est sensiblement facilitée par le langage. Chacun peut dire : « Je vois un point lumineux… Je sens une bonne odeur de café… J’entends jouer de la flûte… J’éprouve une démangeaison au bras droit…, etc. » Chez l’animal, certaines corrélations entre un stimulus déterminé et une activité de réponse, entre une « entrée » et une « sortie », sont si parfaites qu’en constatant la réponse on peut découvrir le stimulus : si, ayant trempé la patte dans une goutte d’eau, un Papillon déroule sa trompe, c’est que cette eau est sucrée, etc.

Lorsque, au contraire, aucune réponse à un stimulus faible ou répétitif ne se manifeste spontanément, on peut remédier expérimentalement à ce « silence » en associant à plusieurs reprises ce stimulus faible à un autre excitant, beaucoup plus fort, qui le suit de près. C’est la méthode des réflexes* conditionnés, mise au point par Pavlov et son école. Un Chien à qui on présente l’image d’un cercle reçoit aussitôt après une ration de viande ; à ce même Chien, on présente un ovale assez voisin d’un cercle, et suivi d’un choc électrique à la patte. Au bout d’un nombre suffisant de présentations, le Chien salive à la vue du cercle et retire sa patte à la vue de l’ovale, ce qui prouve qu’il a interprété ces spectacles fort semblables, et d’ailleurs indifférents, l’un comme un signal de nourriture, l’autre comme un signal de douleur, et qu’il a appris ainsi à les distinguer l’un de l’autre.

Enfin, si on expérimente sur des espèces rebelles à tout dressage, il reste la ressource de l’exploration électrophysiologique : si un message sensoriel chemine le long du nerf, c’est que le stimulus a agi efficacement sur le récepteur.