Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Séfévides (suite)

Il est très difficile de savoir si le bilan de cette rupture fut négatif ou positif pour l’Iran. Sans doute peut-on y trouver autant d’aspects bénéfiques que néfastes. Certains sont même totalement ambivalents ; par exemple, il est évident que le chī‘isme, par le nationalisme exacerbé qu’il engendra, entrava de façon définitive l’annexion du pays par l’Empire ottoman, qui aurait favorisé son extension et celle de la culture iranienne dans cet empire. Il est tout aussi possible de considérer que les Séfévides, en se dressant contre les Ottomans, sauvèrent l’Iran en l’empêchant de se fondre graduellement dans cet empire. Le chī‘isme de l’État fut aussi l’une des causes déterminantes de l’exode des intellectuels sunnites, lequel engendra en Perse une grave crise littéraire, et, en privant le pays d’une partie de son « intelligentsia », un appauvrissement de son rayonnement intellectuel. Pourtant, cette émigration fut à l’origine de la fantastique expansion de la langue persane en Inde. Quelle que fût la réalité, il est clair que l’Iran d’aujourd’hui est l’aboutissement de la politique religieuse des Séfévides inaugurée par Chāh Ismā‘īl.

Pendant les dix premières années de son règne, Chāh Ismā‘īl conquit le reste de la Perse : en 1503, il annexa la presque totalité de l’Iran central et méridional que contrôlaient encore les derniers Akkoyunlu ; en 1504, il réintégra dans son royaume les provinces sud-caspiennes qui, depuis la conquête arabe, évoluaient quelque peu en marge de l’Iran du plateau ; entre 1505 et 1508, il prit Diyarbakir, puis Bagdad ; enfin, en 1510, il réalisa la conquête du Khorāsān, qui venait d’être arraché aux derniers Tīmurīdes par le prince ouzbek Muḥammad Chaybānī, qui perdit la vie au cours de la bataille qui l’opposa à Chāh Ismā‘īl.

L’Empire ottoman, de plus en plus puissant, ne pouvait pas tolérer l’existence d’un État hostile, parce que chī‘ite, sur son flanc oriental. En effet, il se trouvait alors menacé sur deux fronts : à l’est par les Séfévides et à l’ouest par les chrétiens. C’est pourquoi le sultan Selim Ier marcha sur l’Iran et parvint, dans la fameuse bataille de Tchaldiran (23 août 1514), à écraser l’armée séfévide. Celle-ci, malgré la bravoure de Chāh Ismā‘īl et de ses Kızıl Bach, fut totalement anéantie par l’artillerie et l’infanterie ottomanes. Leur feu nourri neutralisa les charges successives des guerriers séfévides, presque entièrement composées de cavaliers. La raison essentielle de cette défaite fut la répugnance des Kızıl Bach à employer l’arme à feu, qu’ils jugeaient déloyale, inhumaine et lâche. Malgré cette victoire, les Ottomans ne réussirent pas à assujettir leurs antagonistes ; le froid de l’Azerbaïdjan les obligea à s’en retourner et à abandonner à Tabriz leur artillerie, qui, pour les raisons susmentionnées, ne fut pas réutilisée par leurs adversaires.

Quand les Ottomans se retirèrent, Chāh Ismā‘īl rétablit son autorité. Il mourut, plusieurs années après, en 1524 exactement. Son fils Ṭahmāsp, âgé de dix ans, lui succéda.


Chāh Tahmāsp (1524-1576)

Ce roi était un enfant, et les affaires de l’État tombèrent entre les mains des chefs Kızıl Bach qui contrôlaient l’armée. Cette « période Kızıl Bach » a duré une décennie (1524-1533), jusqu’à ce que le souverain fût capable de gouverner l’Empire lui-même. De ce souverain pieux et chī‘ite zélé, le long règne laisse deux marques indélébiles de la plus haute importance : sur le plan intérieur, Chāh Ṭahmāsp consolida si bien la puissance de la religion d’État qu’elle domina à jamais, insensible aux coups qu’essayèrent de lui porter le successeur immédiat de Ṭahmāsp, Ismā‘īl II, puis plus tard les Afghans et Nādir Chāh ; sur le plan extérieur, sa petite armée, qui le vénérait, réussit à contenir à la fois la poussée ottomane à l’ouest et celle des Ouzbeks à l’est.

Nombre d’historiens ont injustement méconnu l’importance de ce grand succès, ne tenant pas compte de la personnalité de ses adversaires : le sultan Soliman II*, le plus grand conquérant ottoman, et Ubeydullah, l’un des deux plus énergiques chefs des Ouzbeks.


Ismā‘īl II (1576-1578) et Chāh Muḥammad Khudābanda (1578-1587)

La mort de Chāh Ṭahmāsp inaugura une période d’instabilité qui dura plus de dix ans pour ne s’achever peu à peu qu’après l’avènement effectif de Chāh ‘Abbās Ier en 1587. Les raisons en étaient profondes et multiples : l’inaptitude de Muḥammad Khudābanda à s’imposer parce qu’il était presque aveugle et dépourvu d’autorité ; l’existence de querelles de rivalité entre les chefs Kızıl Bach d’une part et d’autre part entre ceux-ci et les généraux d’origine non turcomane. Ce concours de circonstances permit à Ismā‘īl de s’évader, après vingt années de captivité, de la prison où l’avait enfermé son père et de prendre le pouvoir. Mais les chefs Kızıl Bach qui l’avaient aidé, ainsi que tous les autres émirs et la population, réalisèrent bien vite la faute commise, car vingt années de réclusion avaient dérangé l’esprit du Chāh, qui était devenu impitoyable et sanguinaire. Constamment tourmenté par la crainte d’une révolte ou d’une destitution, celui-ci se mit à faire exécuter ou aveugler tous les princes susceptibles d’accéder au trône ainsi que tous les émirs importants accusés d’avoir apporté leur soutien à l’un de ses rivaux ou même à son père. Il commit en outre la faute de manifester des tendances favorables au sunnisme, ce qui l’isola davantage. Son comportement lui coûta la vie, car il mourut, probablement empoisonné, au bout d’un an de règne (1578). Son frère aîné Muḥammad Khudābanda, qu’il avait épargné parce qu’il le jugeait inoffensif, devint roi de par la volonté des chefs Kızıl Bach (1578).

Mais les intrigues et les rivalités affaiblissant de plus en plus l’empire, à partir de 1578 une grande partie des territoires du Nord-Ouest iranien, y compris Tabriz, tombèrent sous l’autorité des Ottomans du sultan Murad III. La résistance héroïque du prince héritier Ḥamza Mīrzā retarda l’avance ennemie, mais ce dernier fut assassiné dans des conditions mystérieuses en 1586, et les Ottomans purent se reposer sur leurs lauriers pendant près de vingt ans. Les émirs Kızıl Bach du Khorāsān profitèrent plus tard de la mort du prince héritier pour marcher sur Qazvin, amenant avec eux le prince ‘Abbās Mīrzā, afin de l’opposer à son autre frère, Abū Ṭālib Mīrzā (les trois fils du Chāh avaient miraculeusement échappé aux bourreaux de leur oncle). Muḥammad, qui ne s’était jamais montré avide ni de pouvoir ni de titre royal, les transmit lui-même, le 1er octobre 1587, à ‘Abbās Mīrzā, alors âgé de seize ans.